Nous avons vu précédemment, que, emporté par un mouvement de renouveau religieux, l’orgue avait conquis sa place d’instrument de premier plan. Posant les bases de la polyphonie vocale, instrument d ‘étude et d’apprentissage, il va également devenir le symbole même de la pompe religieuse. Mais son incroyable développement, en nombre, en dimension, en répertoire, il va le devoir aussi à un essor technique sans précédent qui aura pour départ l’invention d’un certain nombre de mécanismes et techniques permettant d’aller toujours plus loin.
Avertissement : le cheminement vers l’âge d’or, ou considéré tel, du XVIIIème est tellement dense que j’ai préféré le découper en trois parties thématiques. La première partie, que nous abordons aujourd’hui, concerne exclusivement la partie technique. La deuxième partie abordera la thématique des meubles et buffets. Enfin la dernière partie sera consacrée à l’évolution musicale du répertoire. Comme vous pourrez le comprendre, ces thèmes sont très fortement liés, mais il était impossible de les traiter ensemble de manière chronologique tout en gardant un fil intéressant à moins d’être romancier et historien hors pair ce que je ne suis.
Nous partons donc, aux XIIIè XIVè siècles d’un instrument assez rudimentaire mais néanmoins complexe. À tous ceux qui me demandent comment l’orgue a pu autant passionner ces âges par ses capacités techniques je serais tenté de répondre qu’il faut bien se remettre dans le contexte du très haut moyen-âge. À cette époque, le papier n’est pas connu, l’imprimerie, pas inventée, les lois de la physiques ou de la mécaniques des fluides sont étrangères et la mécanique elle même est totalement primitive. Il faut bien avoir cela en tête quand on étudie l’histoire de l’orgue, machine complexe ; fantasme d’ingénieurs, œuvre technique sortie de l’empirisme et du compagnonnage. Il faudra attendre l’horlogerie pour obtenir des mécanismes aussi complexes que ceux qui vont être mise en œuvre dans la conception et la réalisation des instruments.
La première chose qui va permettre l’agrandissement de l’étendue jouée sera l’invention, au XIIIème siècle, de l’abrégé.
Comme vous le savez maintenant, chaque marche, ou touche, abaissée fait parler directement le tuyau placé au dessus, ce qui a pour inconvénient de créer des claviers démesurément larges pour assurer un nombre important de notes dans la gamme (en pratique évidemment, on conserve un clavier étroit et donc une gamme peu étendue). Avec cette invention, de simples rouleaux en bois transmettant le mouvement de tirage, il est enfin possible que la soupape d’ouverture du tuyau ne soit pas à l’aplomb de la marche qui la commande. Et même plus : on peut désormais placer son tuyau presque n’importe où, sans ordre particulier imposé mécaniquement. Ce qui constituera un avantage certain pour les buffets comme on le verra plus tard.
Le mécanisme est donc le suivant : la touche enfoncée translate une vergette (lame de bois souple et fine en cèdre rouge) qui va actionner le rouleau de l’abrégé en bois aussi (bouleau, chêne) ou en fer par une équerre métallique. Ce rouleau, pivotant mais maintenu par des tourillons, va transmettre le mouvement à une autre vergette positionnée de manière à tirer directement la soupape correspondant à la gravure du tuyau sur le sommier. L’instrumentiste est donc directement relié à la soupape des tuyaux, la sensation d’enfoncement est uniquement liée au décollement de celle-ci. C’est le toucher si particulier de la mécanique dite « suspendue ».
Il va de soi que la qualité de la transmission des notes est déterminée par la simplicité du chemin parcouru et par la précision de la mécanique. Par exemple, les éléments doivent être à l’équilibre stable en position de repos pour ne pas induire de poids supplémentaire, de même, chaque frottement doit être limité au maximum.
La deuxième invention, plus tardive car attestée que vers le XVIème siècle, sera celle du sommier à registres.
Vous vous souvenez que l’orgue réintroduit en occident avait perdu sa capacité initiale à différentier ses ensembles de jeux de tuyaux de sorte que tous les tuyaux d’une même note jouaient lorsque la touche correspondante était enfoncée. Et bien avec le sommier à registre, l’organiste peut enfin sélectionner les jeux qui l’intéressent de faire chanter, et ne jouer que des registrations déterminées. Cette capacité avait été rapportée par Praetorius en 1615 :
« […] il y a peu d’années qu’on trouve dans un monastère de l’évêché de Wurtzbourg un sommier fait par un moine. Un nommé Timothée le raccommoda et le fit servir pour un orgue qu’il était chargé de renouveler. Ce sommier avait des gravures et des soupapes. Ce facteur l’arrangea pour que les tuyaux ne parlassent pas tous à la fois. A cet effet, il y avait un registre et chaque tuyau avait sa propre soupape. Ce sommier ainsi refait fut admiré par des Hollandais. Des gens vinrent des Pays-Bas et du Brabant le voir et construisirent sur son système. ».
C’est ce système complexe qui a été remplacé au XVIIème siècle par les registres coulissants. Comme nous le verrons, cette possibilité de différencier les jeux va évidemment s’avérer primordiale pour l’épanouissement de la musique instrumentale et son répertoire. L’organiste va donc pouvoir tirer les jeux, par le biais de ce qui sera appelé des tirants de registres dont les pommeaux, plus ou moins travaillés, arrivent à la console et dont le mécanisme sera rapidement fixé (tirants en chêne et équerres métalliques pour transmettre un mouvement perpendiculaire) et homogène, excepté en Italie où perdura pendant de nombreux siècle un tirage de registre à encoche.
Enfin dernière chose notable par rapport à l’orgue antique, un clavier de pédales va apparaître au XIIIè siècle.
Réservées d’abord aux tuyaux les plus graves, ces marches de bois n’étaient au début que raccordées aux dernières notes du clavier manuel, par de simples ficelles ou cordelettes. Le système s’est peu à peu perfectionné au fil des siècles. La pédale devenant une division à part entière, avec ses propres jeux, mais qui pouvait également, par un système mécanique dit de tirasse, faire jouer les notes du ou des claviers manuels. Dans l’orgue du moyen-âge, cette pédale était un symbole fort car elle nécessitait les tuyaux les plus grands, et donc les plus chers et complexes. Souvent, seules quelques notes étaient réalisées, par exemple, le Ut# et d’autres altérations n’étaient pas jouables pour diminuer le coût. Parfois également, une altération était remplacée par un ravalement, par exemple, un la ou un sol de l’octave du dessous. Ces gigantesques tuyaux de plusieurs mètres de haut, 5, parfois 10 ; formaient un ensemble à eux tous seuls que les commentateurs de l’époque appelaient trompes. De nos jours, seules restent visibles, il me semble, les trompes de la cathédrale de Chartres, de part et d’autres du buffet. La terminologie médiévale a, quant à elle, disparu.
Munis de nouveaux sommiers permettant de différentier les jeux, de claviers dont la forme s’approche de l’actuelle et permettant un jeu rapide et lié sur une grande étendue ainsi que de la possibilité de jouer de concert avec ses pieds, les orgues de cette époque avaient tous les perfectionnements nécessaires pour progresser. Et de fait, l’évolution qui suivit ne fut jamais plus aussi radicale, tout juste apporta-t-on quelques perfectionnements. Mais l’orgue en lui-même était figé dans sa forme à la fois innovante et forcément anachronique.
à suivre…
les illustrations proviennent de wikipedia commons ou du site http://orgue-libre.bbactif.com
NDLR : Rappel des trois articles précédents
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un point bonus a qui pourra me dire pourquoi les vergettes ont leur bout encollé de tissu (ou de chatterton maintenant pour les facteurs low-cost).
J’aurais dit : pour éviter des bruits parasites mais vu le boucan que fait un orgue, ça ne doit pas être ça. Je donne ma langue au Lapa…
Comme les précédents cet article magnifique se prête peu à des commentaires, mais on le lit avec intérêt et beaucoup d’attention. J’ai gagné le point bonus ?
Et non Léon, mais vous avez au moins le point de la participation!
PS: c’est pour éviter que le bois ne se fende trop facilement au niveau des percements et des points d’accroches.
Vous parlez là des orgues du XVIIIe ? parce que pour des instruments modernes, me me dites pas que l’on continue à utiliser du bois pour ça ?
Léon: plus que jamais! la traction mécanique est entièrement faite en bois et métal, et tenez-vous bien chantre du modernisme sauce plastoc 😉 , on utilise encore des peaux encollées pour les étanchéités. Du cuir pour les boursette, du métal martelé pour les tuyaux…. arf! une vraie injure au progrès je vous dis! Et a côté de cette mécanique et cet artisanat remontant à des techniques médiévales, on peut piloter le tout par microprocesseur et télécommande bluetooth. 😀
innovant et anachronique comme je disais…
Par exemple, l’abrégé en photo est celui d’un orgue moderne, vraisemblablement réalisé au XXème siècle.
Remarquez, on utilise toujours les mêmes matériaux sur les pianos : du feutre, du bois, de l’acier … Au fait, vous agréez, l’animation que j’ai rajoutée à votre article ?
parfaite l’animation 🙂
superbe ..
j’ai toujours été fasciné par les orgues,et bien qu’agnostique,il m’arrive parfois d’assister à des offices dans les églises possédant encore ces belles mécaniques en état de fonctionnement,rien que pour en écouter le son .
à ce propos,l’église de Moret sur Loing possède un exemplaire très ancien offert par Blanche de Castille ainsi que l’atteste une plaque,mais manque de bol,il n’est plus là que pour le décor et remplacé par un machin éléctronique pour la zizique .
Merci Maxim; vous retrouverez cet instrument lors de notre prochain opus! rares sont les orgues à contenir encore leur tuyauterie d’origine! surtout quand ils sont aussi anciens que celles-là (j’adore la langue française pour nous sortir des accords comme ceux de cette phrase).
Et quand bien même, ils sont souvent inadaptés à l’usage pseudo musical actuel des cérémonies des dits lieux qui les ont accueillis pendant des siècles et dont les affectataires leur préfèrent désormais l’électronique pour faciliter les montés d’octave de quelque vielle bénévole de la chorale ou pour jouer le « que je t’aime » au mariage de Jennifer et Kevin..
Moret sur Loing ? Il a été reconstruit en 2002 par Michel Giroud.
http://organ-au-logis.pagesperso-orange.fr/Pages/Abecedaire/MoretSurLoing.htm
C’est passionnant Lapa !
Merci beaucoup, cela m’encourage à continuer!
Euhhhh Lapa mon garçon …Tu lui fais quoi à la vieille bénévole pour la faire monter en octave ❓
Ne râle pas c’est toi qui as commencé.
oh je connais des organistes qui prennent un malin plaisir à transposer les chants pour que la note haute tombe 1/2 ton au dessus des capacités de la soliste (évidemment quand celle-ci leur a gonflé les baskets ^^)
Bonsoir Lapa, bonsoir à tous
Bon il faut que je re-lise j’ai pas tout compris, ah la technique 🙄
en attendant http://www.youtube.com/watch?v=z1XDr3ZzK0A
Le pédalier «à la française» rendait très difficiles le jeu lié et l’exécution des passages rapides. Raison pour laquelle les pédaliers « à l’allemande » leur furent substitués vers 1836 ; à cette époque, on refit ainsi, sur la demande de Boëly, le pédalier de Saint-Germain-l’Auxerrois à Paris. (Pédalier orgue wikipedia)
…pour la faire monter en octave ❓ bin le « que je t’aime » à l’orgue, non!
Bonjour, Lapa
Comme d’autre ici, sans doute, l’orgue m’a toujours fait dresser les poils des avant-bras, par intermittence, des églises de l’enfance à celles , plus tard, où on marche derrière la boite d’un ami ou d’un parent.
Du coup, je veux méme pas savoir comment ça marche, juste savoir que « ça le fait ».
Merci à vous pour ceux qui veulent comprendre le truc. Moi, pas.
Superbe article Lapa, c’était un plaisir de vous lire et d’assimiler le contenu de l’article, à l’aide de schémas bien choisis, qui font vraiment comprendre le fonctionnement.
J’aurais bien parlé du pédalier à l’allemande à lames parallèles, dont la diffusion a joué un grand rôle dans l’évolution des compositions pour orgue, mais Causette m’a devancé.
Je ne sais pas si Lapa a prévu d’en parler dans son prochain article, car le pédalier français à marches était bien moins efficace que celui allemand à lames, ce qui explique en partie la différence de difficulté des parties de pédale entre les oeuvres d’un Nivers, Grigny ou Couperin, et celles des représentants du « stylus fantasticus » d’Allemagne du Nord, tels que Buxtehude, Nikolaus Bruhns ou Reincken.
J’attends la suite avec très grand intérêt.
Et bien pour la suite immédiate je parlerai des buffets, toujours jusqu’au XVIIIè. Mais il est prévu de faire un article entièrement dédié au pédalier et à la division de pédale. Mais une fois l’orgue du XXè siècle abordé je pense. Ou au moins celui du XIXè.