Au cœur même du secteur pêche, le métier de crieur reste un des rares métiers qui s’apprend à l’expérience et au contact.
Ici, pas d’école, pas de formation spécifique, ni diplôme pour ouvrir la voie vers ce monde étonnant et parfois rugueux où mareyeurs et marins pêcheurs s’affrontent quotidiennement dans un ballet parfaitement réglé par le maître des lieux, le crieur des marées.
Mais aujourd’hui, le crieur ne crie plus, l’euro et l’informatisation à marche forcée du secteur lui ont coupé la parole et son chant, compréhensible uniquement des initiés, ne résonnera plus dans la halle.
Finis, ces clins d’œil discrets, cette singulière langue des signes, les coups de gueule qui résonnent, fini ce sabir si particulier qui faisait la fleur de sel du métier. La grande halle est devenue silencieuse.
Il est bientôt 15h00, la criée de Granville sonne bien vide. Seuls quelques bacs chargés de fringants bulots se dévoilent. Ceux-là trouveront très certainement acquéreur.
Michel, le crieur, sort brusquement de son bureau situé au cœur de la criée. »C’est l’heure..! ».
Lancé dans les coursives, il jette en passant un coup d’œil rapide sur la cargaison du jour, soupèse et retourne quelques bulots, replaçant ci et là une étiquette et regagne d’un pas pressé la salle des enchères. En le suivant, vous passez en un rien de temps par toutes les températures du globe. »Il faut avoir la santé pour travailler ici » lâche Michel laconiquement.
Issu d’une famille de marins-pêcheurs, il débute sa carrière comme mécanicien chaudronnier en construction navale. En 1972, il achète même un chalutier « Je voulais alors monter un armement… »confie-t-il.
Un jour de 1975, une étrange annonce retient son attention. Un emploi de crieur était offert à la Halle à Marée de Granville, une création de poste.
Son expérience du milieu va lui ouvrir les portes d’un rude mais passionnant métier, celui de chef d’orchestre des enchères de la 5ème criée de France.
Quelques bonnes années pour maîtriser le sujet lui seront nécessaires, un apprentissage difficile où il lui faudra d’abord apprendre à se faire respecter.
« C’est un métier stressant. On fait fonction d’arbitre entre mareyeurs et pêcheurs » poursuit Michel.
« Personnellement, j’ai à cœur de ne pas léser le pêcheur. J’ai en réalité un fort pouvoir de décision. Et si l’ingratitude est parfois notre lot, j’aime ce métier où l’on s’expose ».
Ici, foin d’apéro avec le pêcheur. A la criée, garder ses distances est un gage de professionnalisme.
15h00, Michel pénètre dans une salle moderne d’où parviennent quelques bavardages feutrés en écho. Il s’installe derrière son pupitre informatique, l’enchère au cadran peut commencer.
Dans le petit amphithéâtre, les mareyeurs se tiennent prêts, le doigt sur la souris, l’œil rivé sur l’écran de l’ordinateur.
Un premier lot de bulots s’affiche aux enchères avec son prix d’achat, le nom du bateau, la taille et la qualité de l’espèce proposée à la vente (E=extra/ A=1erchoix, B=moyenne qualité).
Sur l’écran, l’aiguille défile graduellement à rebours. Au premier click, le curseur s’arrête et affiche le prix. Le mareyeur le plus rapide vient d’emporter le premier lot. En 20 minutes, tout est parti. C’est l’œil du mareyeur qui joue car toutes les prises ne sont pas d’égale qualité. Pas facile de satisfaire tout le monde, mais telle est la nouvelle règle du jeu.
Salarié de la Chambre de Commerce et d’Industrie locale, notre crieur connaît tous les rouages de la profession et occupe toujours le haut du pavé, malgré pourtant quelques aléas de santé.
Aujourd’hui, ce ne sont pas les horaires (ici pas d’horaires, puisqu’on dépend des marées), pas plus que les directives sanitaires européennes contraignantes qui perturbent le métier, mais c’est surtout l’avenir de la pêche et des criées qui sape le moral.
« J’ai fait mon métier par passion, il est valorisant. J’ai eu ma chance. Faire le même parcours serait vraisemblablement difficile aujourd’hui. D’ailleurs, mon collègue, plus jeune, possède un DUT en informatique de gestion ».
Si Michel avoue une certaine amertume, c’est qu’il ressent un manque de considération.
Peut-être sent-il confusément que ce métier auquel il s’est voué entièrement lui échappe un peu plus chaque jour.
La retraite venue, c’est sûr, il viendra traîner sa grande carcasse du côté de la Halle à marée.
On ne quitte jamais vraiment à un métier comme celui-là…
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Merci à ceux qui avaient déjà posté sur cet article de réécrire leurs commentaires. Comme je l’ai expliqué au bar, on a un bug sur le logiciel.Bonne journée à tous .
J’ai assisté à plusieurs criées à l’ancienne mais je ne comprenais pas le code ni le langage : si quelqu’un peut m’éclairer !
Salut Yohan. J’ai, grâce à mon poissonnier, pu visiter la criée de Sète, assister à une séance et j’en avais fait un article en ces temps anciens qui me semblent préhistoriques où j’écrivais encore pour Agoravox.
Ce principe des enchères descendantes où c’est le vendeur qui propose un prix de plus en plus bas jusqu’à trouver preneur exige du crieur une très bonne connaissance des prix et des produits. S’il démarre ses enchères trop haut, la transaction durera trop longtemps et ceci, multiplié plusieurs centaine de fois, rendra la séance interminable. S’il les démarre trop bas le lot sera pris instantanément et le patron-pêcheur est en droit de gueuler car son lot aurait peut-être, et même sans doute, pu partir plus cher ! Pour le « marché au bleu » (sardines, maquereaux, anchois ) où seules de grands quantités sont vendues, à Sète, c’est un système d’enchères montantes : les acheteurs se baladent au milieu des lots avec une télécommande et proposent un prix. Le plus élevé atteint est affiché et c’est bien sûr celui qui a proposé ce prix qui devient propriétaire du lot.
Bonjour Yohan, cet article est vraiment sympa, il me rappelle un peu l’ambiance du port de pêche où j’ai passé ma jeunesse, avec les ventes à l’étalage directes du poisson fraichement rentré du port. Délicieux et si peu cher, une des choses que je regrette de cet endroit.