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Amsterdam, fin 1661. Monsieur Harmenszoon van Rijn est assis face à son miroir. Il n’a que cinquante-cinq ans. Il essaie de faire bonne figure, mais c’est un homme aux traits usés. Sa femme Saskia est morte il y a vingt ans – il en a conservé un portrait achevé quelques semaines avant sa mort. Depuis une quinzaine d’années, il vit en concubinage avec Hendrickje Stoffels qui fut sa domestique. Elle s’occupe du foyer, de la boutique et de leur fille Cornelia. Il vient de congédier ses derniers assistants. Ils ne venaient plus à l’atelier que pour lui réclamer des arriérés de salaires.
Rembrandt – Autoportrait en Apôtre Paul – 1661 Rijksmuseum – Amsterdam |
Les affaires ne vont pas fort. Hendrickje fait de son mieux, mais elle n’est pas du métier, ni du milieu. La semaine dernière, M. Harmenszoon van Rijn a rencontré ces messieurs du Syndic de la Guilde des Drapiers. Ils étaient toutes fraises dehors, mais ils ne lui ont fait que l’aumône d’un acompte ridicule, à peine de quoi payer les fournitures. La ville d’Amsterdam va lui retourner une commande – ne correspond pas au cahier des charges du marché public, comme l’écrit de sa plus belle cursive un bureaucrate anonyme. Il ne sera pas payé pour son travail. Il y a quelques années, personne n’aurait osé lui faire cet affront. C’était autrefois. Du temps de la splendeur de M. Harmenszoon van Rijn. Un temps où tout le monde le saluait par son prénom.
De l’étage où il vit en reclus, il entend la voix d’Hendrickje. Elle discute avec quelqu’un dans la boutique du rez-de-chaussée. Le visiteur n’est pas un créancier, sinon elle serait en train de geindre. Peut-être qu’elle arrivera à lui vendre quelques gravures ou même un tableau. De quoi effacer les ardoises chez les commerçants du quartier et, qui sait, de rembourser les créanciers les plus hargneux. Mais, M. Harmenszoon van Rijn ne descendra pas dans la boutique.
Quand on s’appelle Rembrandt et qu’on a signé ses tableaux de son seul prénom, on ne fait pas l’article à un vulgaire bourgeois d’Amsterdam.
– Rembrandt ! C’est Carel Drost. Viens vite ! Il est pressé, il faut qu’il repasse à la Bourse avant midi pour négocier des lettres de change.
Il y a deux ans, Rembrandt avait confié un lot de gravures à Carel Drost. Le marchand partait pour l’Inde sur un navire affrété par la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales. A la Bourse d’Amsterdam, Carel Drost avait entendu dire que les gravures européennes se vendaient aussi à l’autre bout du monde.
Rembrandt jette un coup d’oeil sur un tableau qu’il a acheté il y a plus de trente ans – une crêpière dans son échoppe. A côté, il a épinglé l’une de ses gravures à succès, une autre crêpière. Le peintre s’appelait Adriaen Brouwer. C’est son travail des couleurs qui avait fasciné Rembrandt. Plus personne ne se souvient d’Adriaen Brouwer, même pas les clients des tavernes où sont accrochées ses peintures ternies par la fumée.
– Bonjour Rembrandt. D’autres ont été plus rapides que nous et ils nous ont devancé de trois jours. Il nous a fallu remonter dans les terres jusqu’à Agra pour vendre nos marchandises. Des frais supplémentaires et beaucoup de temps perdu. Et puis, ces Indiens n’ont aucun goût.
– Tu en as touché combien ?
– Il y a 50 florins pour toi.
– Ce n’est pas beaucoup, mais c’est toujours ça.
– A Lahore, avec 50 florins, tu peux mener grand train pendant au moins un an.
– Oui, mais je vis à Amsterdam. Ici, ça suffit à peine pour survivre un mois.
– On n’y changera rien. Regarde ce que j’ai ramené de là-bas. Tu choisis celles qui te plaisent et on fera un échange avec tes gravures. Il doit bien te rester quelques exemplaires de ta crêpière. Les trucs simples, les Indiens adorent ça !
Rembrandt n’a jamais pensé que ses gravures étaient des trucs simples, mais à quoi bon en discuter avec un marchand inculte.
Carel Drost pose une farde sur le comptoir et étale les premières feuilles en éventail. Ce sont des dessins et des gouaches indiennes.
En un instant, Rembrandt n’est plus ce vieillard déprimé. Toute sa vie, il a scruté les techniques des autres. C’est pour ça qu’il a acheté des dizaines de toiles, des centaines de dessins et de gravures. Il les a tous étudiés, il les a copiés, certains des dizaines de fois. Pour ne garder que l’essentiel, un trait, un effet de lumière, souvent rien. Et voilà qu’il est confronté à un art inconnu. Comme le jeune apprenti qu’il était il y a quarante ans, lorsqu’il est arrivé dans l’atelier de Jacob van Swanenburgh.
– Je te les prends tous. Tu t’arrangeras avec Hendrickje. C’est elle la patronne. Je vous laisse, j’ai une course à faire.
Hendrickje jette un regard noir à Rembrandt. Encore une mauvaise affaire en perspective. Le couple a besoin d’argent et Rembrandt achète des dessins sans même les regarder ! A qui pourra-t-elle revendre ces gouaches et ces aquarelles colorées et grossières ? Il n’y a pas beaucoup d’Indiens à Amsterdam pour acheter des trucs simples.
Dans la rue, Rembrandt ignore ceux qui ne le saluent plus. Il a autre chose en tête. Trouver un papetier à qui il ne doit pas trop d’argent et qui a en stock du papier oriental. C’est aujourd’hui qu’il va étudier ces dessins indiens et commencer à les copier… sur du papier oriental, parce qu’il sait l’importance du grain et de la transparence. Il sait qu’il n’obtiendra aucun résultat avec un papier ordinaire.
Deux heures plus tard, Rembrandt remonte dans son atelier. La main de papier lui a coûté dix fois le prix du plus cher des vergés de Hollande. Aucune importance. Il passe devant les deux Crêpières sans même les regarder, le Syndic de la Guilde des Drapiers attendra, la Municipalité d’Amsterdam peut bien lui retourner sa Conjuration de Claudius Civilis, Hendrickje pourra continuer à se plaindre du manque d’argent, Rembrandt va revivre.
Il se met au travail. En hiver, la nuit tombe vite et il doit travailler à la lumière du jour. Rembrandt commence par copier le portrait d’un prince. Il hésite un peu, approche l’original de la fenêtre, puis il laisse faire sa main. La composition est simple, mais il perçoit des jeux d’ombres compliquées.
Puis, il prend en main une gouache aux couleurs éclatantes. C’est une crêpière ! Pas celle de sa gravure. C’est celle d’Adriaen Brouwer ! L’artiste indien a bien compris l’équilibre et l’ambiance de la composition. Il a gardé la masse des trois personnages et le chat qui somnole sur un tabouret. Il n’a changé que l’arrière plan et la décoration des faïences. De vieux souvenirs remontent à la surface. Vers 1630, Rembrandt s’était associé avec Theodor Matham pour éditer une gravure d’après le tableau d’Adriaen Brouwer. En échange, il avait reçu une vingtaine d’estampes. Le résultat n’était pas fameux, mais les gravures se vendaient bien. C’était l’essentiel. Une de ces feuilles oubliées s’était glissée dans le ballot confié à Carel Drost.
Rembrandt comprend enfin ce que Drost entendait par « des trucs simples comme ta crêpière« .
Le Rembrandt moghol ne l’avait pas copié. Il avait préféré un peintre complètement oublié en Europe.
Pièces auto-justificatives :
1) Merci aux contributeurs de Wikipedia pour les données biographiques.
2) En 1661, Rembrandt habitait au 184 du canal Rozengracht (quai des roses), d’où le titre de ce billet.
3) Merci à Stéphanie Schrader du J. Paul Getty Museum pour son interprétation des dessins de Rembrandt.
4) La plupart des dessins indiens de Rembrandt sont en ligne ici.
5) Pour en savoir plus sur les Pérégrinations de la Crêpière de Brouwer, c’est ici.
6) Les oeuvres auxquelles il est fait allusion dans ce billet :
Rembrandt avait plusieurs tableaux d’Adriaen Brouwer dans sa collection personnelle. La crêpière en faisait-elle partie ? Le tableau est considéré comme perdu.
Ces Messieurs du syndicat professionnel de la draperie :
Rembrandt – Le syndic de la guilde des drapiers – 1662 Rijksmuseum Amsterdam |
Saskia, la femme de Rembrandt :
Rembrandt – Saskia van Uylenburgh – 1642 Gemäldegalerie Alte Meister – Schloss Wilhelmshöhe – Kassel |
Hendrickje Stoffel au bain :
Rembrandt – Bethsabée au bain tenant la lettre de David – 1654 Musée du Louvre – Paris |
Ce qu’il reste du tableau refusé par la Mairie d’Amsterdam :
Rembrandt – La conjuration des Bataves sous Claudius Civilis – 1662 National Museum – Stockholm |
La Crêpière de Brouwer gravée par Theodor Matham :
After Adriaen Brouwer – Pancake Woman, 1650–80
Engraving. State ii/ii published by Frederick de Widt (ca. 1630–1706) Diameter: 18.1 cm (7 1⁄8 in.)
London, The British Museum, S.6265
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La Crêpière de Rembrandt :
Rembrandt Harmenszoon van Rijn – Pancake Woman, 1635
Etching Plate: 10.9 × 7.7 cm; sheet: 11.1 × 8.1 cm
New York, The Metropolitan Museum of Art, Gift of David Keppel, 1917, 17.21.58
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Merci pour cet article.
J’en voudrais plein d’autres des comme ça
DDD
On va se la jouer à la fergugusse-grunichou !
Merci pour ce merci. Je suis toujours flatté quand les autres sont du même avis que moi, surtout quand j’ai raison. 😯
Sinon, pour ce qui me concerne, ça ne va pas être possible.
Intellectuellement limité, dépourvu de curiosité et surtout doté d’une insondable paresse, je suis bien incapable de produire régulièrement.
Si j’en avais l’ambition, il me suffirait de m’adapter aux standards en vigueur sur MaboulVox (prétendre qu’un vague plagiat est mon oeuvre, prendre la posture d’un pédagogo ou d’un nartiste, enfiler les poncifs comme d’autres enfilent des perles, flatter tous les médiocres, etc)
Malheureusement pour moi, j’ai l’orgueil de ne pas vouloir côtoyer les margoulins citoyens
Là, c’était une vague idée qui me trottait dans la tête depuis plusieurs mois. Essayer d’associer des tableaux et une historiette. Il n’y a pas de morale, pas de message, pas d’engagement, pas d’indignation; m^me pas de prétention à faire de la littérature. Juste beaucoup de tendresse pour les personnages auxquels j’ai tenté de donner vie l’espace de quelques lignes.
J’ai pris énormément à partager cette histoire, mais sa rédaction fut un véritable supplice chronophage.
N’empêche qe….
M’enfin
Il n’empêche
Vain Dieu, c’est tout de même autre chose que la bio de Charden par le nègre Sisyphe !
Bin oui…..
les mots me manquent pour lui dire…
yep ,
pareil il s’entend dire sous d’autre cieux » qu’a tu écrit? » ce qui est sur c’est qu’il ne peut répondre au questionneur et toi » qu’a tu fais de ton talent, » attendu que c’est denrée inconnue chez les tetes de gondole
Ouais, ça c’est censé être la question qui tue, dans la question il y a la réponse.
Ces imbéciles sur maboul s’imaginent que rien n’a d’égal qu’être publié là-bas. 😆
Au royaume des chemtrails, desRouvre 911; des posophes, des crop circles, des pranaphobes qui ne font plus caca, du générateurs à patates, des reptiliens, and so on, and so on, d’aucuns pensent qu’il est plutôt sain d’esprit d’éviter d’être publié sur Avox.
Tu vireras ça d’ici Furtif, je veux juste dire que fermer le jardin de la veille pourquoi pas; mais laisser fermé celui du jour c’est toi qui vois !
😆 8)
Chapeau bas !
Si en lisant Nabum , Fergus ou Rosemar n’ont pas une crise d’urticaire, c’est qu’ils sont indécrottables ( mais nous le savions déjà …)
Chez Sisyphe il y a un peu de talent : quelques jolies lignes à faire pâmer Ranta sur le foot …
Mais quelle tête de con !
Salut et merci,
Le Truqueur d’Orléans, Péronnelle des Calanques et Pécuchet du 2-2 ne risquent pas de me lire !
Ils sont convaincus que tout ce qui se publie d’intéressant l’est sur MaboulVox.
Ça me fait penser aux adeptes d’une secte qui trouvent toutes les vérités dans les grimoires de leur officine…
Bonsoir et merci pour cette histoire de crépière,
J’ignorais que Rembrandt achetait tant d’oeuvres gravées et de toiles. Cette histoire vaut son pesant de blé noir avec les artistes indiens et hollandais qui se copient mutuellement. A cette époque et pendant des siècles encore, le croquis à la plume ou au crayon réalisé sur le vif ou avec des modèles était la source des tableaux. J’avais eu la chance de découvrir les dessins de Rembrandt exposés au Louvre.
Bonjour,
Décès de Marceline Loridan-Ivens, compagne de Simone Veil en déportation, réalisatrice, écrivain à 90 ans.