Gary Coupeur versus Véronèse – Rome contre Venise (1)

Les noces de Cana ( Veronèse)

Véronèse…

Qui était-il, quelle était sa véritable identité? Nul ne peut le dire aujourd’hui malgré la profusion de pseudos accumulée derrière lui. De lui on conserve les signatures de:
Paolo Spezapedra emprunté au surnom de son père,
Paolo di Gabriele,
Paolo Calario,
Paolo da Verona, ces trois derniers tout aussi fictifs.
À la fin il restera dans l’histoire sous le nom de « Véronèse » en raison du seul renseignement attesté à son sujet, ( et encore), son lieu de naissance : Vérone.

Le tableau

Nous sommes au printemps 1573 à Venise, Véronèse peint un tableau pour les Dominicains du couvent San Zanipolo.
Sans être trop précise, la commande n’est en rien obscure. On attend une Cène dans le genre qui plait, c’est à dire à la manière des Noces de Cana . Ces Noces sont, depuis 10 ans, accrochées au mur du réfectoire du monastère San Giorgio Maggiore
La Cène est livrée en avril 1573. La tradition d’intituler les toiles n’étant pas établie et souvent laissée au client. Les propos du peintre reconnaîtraient pourtant qu’il a fait là une « Cène », dernier repas de Jésus.
En cette fin du XVIè siècle la mode de représenter des scènes bibliques en costumes contemporains est établie depuis longtemps. Véronèse montre un monde physique et mental connu de tous à Venise. Cette ville catholique est en relation étroite avec l’Europe du Nord, avec tout ce que le monde compte d’industrieux et de savant, escamotant les frontières et les interdits de la Contre-Réforme.
Au XVIè siècle Venise fascine et révulse à la fois. C’est la ville des voluptés pour les uns, un bordel pour les autres. Les religieuses bousculent les courtisanes au carnaval. Ce monde là, sans tabou, se retrouve sur les toiles des peintres dans les scènes mythologiques et bibliques. On immortalise la prostituée à la mode en la représentant en Danaé sous la pluie d’or ou en Venus aux cotés de Mars. Après des siècles de soumission à la mortification religieuse, c’est la revanche du plaisir.

L’inquisition à Venise

Cette ancienne institution existe un peu partout en Europe, ses tribunaux appliquent théoriquement partout les mêmes lois édictées à Rome. Dans la pratique on est confronté à des situations et des jugements rendus très différents d’un état à l’autre, d’un tribunal à l’autre, d’un jury à l’autre quand ce n’est pas d’une session à l’autre.
Venise n’est pas l’Espagne.
On y a vu pourtant quelques condamnations :
Vers 1560, un certain Alessandro Trissino, calviniste, est condamné, mais il prend la fuite. On se rabat alors sur son cousin Giulio Trissino qui finira ses jours en prison. Tout cela pourrait bien n’être qu’un sombre règlement de compte familial.
Au cours du même siècle six juifs passent au tribunal de l’inquisition. Aucun n’est condamné à mort, deux d’entre eux semblent avoir été relâchés après quelques mois
Le plus célèbre des accusés est Giordano Bruno, un ancien dominicain devenu un peu magicien et beaucoup athée. Accusé à Venise d’hérésie, il est emprisonné, mais la ville refuse d’appliquer en ses murs un jugement trop sévère. Il est livré à Rome où il sera brûlé en 1600. Les Juifs ,les Grecs orthodoxes et même les Turcs musulmans qui vivent à Venise peuvent pratiquer leurs cultes dans leurs quartiers respectifs. La Bulle de 1568 qui interdit l’accueil de communautés non catholiques n’est pas respectée en Vénétie : l’Université de Padoue reçoit de nombreux étudiants allemands protestants.
A la fin du 16e siècle, les querelles entre Rome et Venise portent sur plusieurs points :
  • La confrontation des intérêts territoriaux dans la progression vers le Nord des Etats du Pape depuis l’Emilie Romagne face à la volonté d’expansion vers l’Ouest de la République dans sa conquête de la « Terre ferme ».
  • L’indépendance inouïe du Sénat de la République dans la nomination du Patriache de Venise.
  • La mainmise sans partage sur la navigation dans l’Adriatique,  « le Golfe », comme insiste à la nommer la Sérénissime.
Il est évident pour tous que le tableau de Véronèse n’est qu’un prétexte en attendant mieux , une manière d’indiquer à la Sérénissime que les vrais comptes se règleront plus tard.

Il y eut donc procès.

Le tribunal de l’inquisition siégeant à Venise fit comparaitre Véronèse.
Il s’agit bien de la Cène, l’un des épisodes du Nouveau Testament les plus représentés par la peinture. La composition montre le Christ occupant le centre du tableau, à ses côtés les apôtres et, en second plan, serviteurs, pages et soldats. L’espace est augmenté dans des proportions énormes , les personnages multipliés. Rien à voir avec la Cène conventionnelle.
Que viennent faire là ces singes, ces nains, ces noirs, ces perroquets, que vient faire ce petit chien à la place de Marie Madeleine? Que vient faire le Christ au milieu de ce luxe outrancier ( qui n’est pas sans rappeler celui de certains palais romains), de tous ces serviteurs, de cette cohue dans cette première messe originelle ?
On est ici au delà du blasphème, on jongle avec la pitrerie…
Mi vexé , mi amusé, mi rusé Véronèse répondit : « …Assistiez-vous à ce dernier repas ? Non, n’est-ce pas ? Moi non plus ! Alors mon privilège d’artiste égale votre privilège de pape. La Cène, c’est ainsi que je la vois. Et aucune force au monde, papale ou divine, ne m’obligera à renier la toile que vous avez sous les yeux…. »(Imaginé par Henry Lhéritier) .
« S’il reste de l’espace dans le tableau, je l’orne d’autant de figures qu’on me le demande et selon mon imagination […]. Nous les peintres, nous nous accordons la licence que s’accordent les poètes et les fous. » (Propos tenus par Véronèse)
« C’était pour faire joli. Mais si vous trouvez que cela ne convient pas pour une Cène : no problemo, appelez la « Le Repas chez Levi ». »(Imaginé par Le Furtif)
On dit que les rieurs couvrirent les protestations des juges. Véronèse fut déclaré libre. Il ne l’a pas reniée mais il l’a renommée : sa toile s’appellera désormais Le repas chez Lévi.
Un an et demi après la victoire de Lépante, on allait pas insister et embêter celle à qui on devait tant . Mais ce n’était que partie remise
La légende veut que le Pape, apprenant la nouvelle, devint d’une couleur amande jaunâtre, le Vert Véronèse…
(Coup de chapeau à Henry Lhéritier , à qui je dois ma conclusion. Il a eu affaire , lui aussi à un Gary Coupeur.)

Donatien Furtif
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10 Commentaires
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Léon
Léon
1 juin 2010 11 h 18 min

Ce qui est étonnant dans cette histoire, c’est qu’il ait été acquitté aussi facilement…

Ph. Renève
Ph. Renève
1 juin 2010 13 h 35 min

Ce procès qui a blanchi Véronèse marque peut-être un peu le véritable début de la liberté donnée à l’artiste de représenter à sa guise qui il veut et comme il veut, par rapport aux contraintes formelles que la religion avait longtemps imposées de manière inévitable.

Il est vrai que le côté charmeur de son dessin et de ses couleurs avait de quoi enjôler plus d’un juge, fût-il de la Sainte Inquisition !

ranta
ranta
1 juin 2010 13 h 59 min
Reply to  Ph. Renève

je ne savais pas que Véronèse était passé par les tribunaux de l’inquisition…

french_car
french_car
1 juin 2010 21 h 39 min

Aucune référence au célèbre tableau « Le tetonos di Bea » du grand Paolo Villachese ?
Blague à part je vous tire mon chapeau, site très bien organisé, articles passionnants.

snoopy86
Membre
snoopy86
1 juin 2010 23 h 38 min

Beau travail Furtif…

Il y a quinze jours j’ai revisité le Prado quinze ans aprés ma première visite. De nouveau un grand moment d’émotion même pour quelqu’un qui comme moi n’est pas un grand amateur d’art.

Mais trés franchement, j’ai été plus ému par les maîtres flamands que par la renaissance italienne.

Madrid n’est pas loin, je vous encourage tous à aller y passer un week-end hors-saison…

Pour ceux qui veulent faire une halte en cours de route les paradores, magnifique institution espagnole font actuellement des promotions extraordinaires ( 70 euros la nuit pour des 4 étoiles dans de magnifiques monuments historiques…)

snoopy86
Membre
snoopy86
1 juin 2010 23 h 40 min

Pour donner un peu de sens à mon commentaire, les Veronese du Prado :

http://www.artcyclopedia.com/r/prado_veronese_paolo.html

COLRE
COLRE
5 juin 2010 10 h 30 min

Salut DD (Dédé…) : j’ai adoré « le Repas chez Levi ». C’est une pirouette complètement subversive en pleine Inquisition. Quelle liberté ! mais dit-moi, cette appellation intervient juste après le procès ?
Merci pour ton article qui m’a fait découvrir des tas d’aspects qui m’ont un peu clouée de plaisir.

rocla
rocla
5 juin 2010 20 h 34 min

Mi vexé , mi amusé, mi rusé Véronèse répondit : « …Assistiez-vous à ce dernier repas ? Non, n’est-ce pas ? Moi non plus ! Alors mon privilège d’artiste égale votre privilège de pape .

Le pape , coincé , vexé , ôta la paille qu’ il voyait dans l’ oeil de Véronèse et alla faire des bulles sur la poutrelle lui servant d’ oeil gauche .