J’apprends par hasard et avec beaucoup de tristesse le décès, déjà il y a trois ans, de Jean Raguenès. Il s’agit d’un homme vraiment hors du commun, que j’ai bien connu, et dans des circonstances invraisemblables. A son décès de nombreux textes son parus sur internet pour raconter sa vie exceptionnelle et lui rendre hommage. Je voudrais y ajouter ma contribution.
A l’époque, j’avais 24 ans et je m’étais retrouvé, à la suite d’événements peu ordinaires, à la tête d’un orchestre de rock composé de plus jeunes, âgés 15 et 18 ans, quasiment débutants en musique mais ayant acheté des instruments et qui m’avaient demandé de les structurer, des les entraîner à devenir un bon groupe amateur, capable de jouer à des fêtes de famille ou de copains. Bien qu’étant plus en situation de prendre des cours que d’en donner, j’avais accepté cette mission étrange, poussé par leur enthousiasme et la confiance qu’ils mettaient en moi, (flatteuse, il est vrai). L’époque voulait un peu cela : dans la foulée de mai 68, on se parlait, on se mélangeait entre musiques, entres classes sociales, entre jeunes de tous âges, on s’engageait dans des expériences diverses et variées, parfois un peu loufoques.
On commence donc à répéter chez l’un des jeunes dont les parents avaient une grande maison et dont le grenier avait été aménagé, mais à raison d’une répétition par semaine, le dimanche : tous étudiaient ou travaillaient déjà. Compte tenu de leur faible niveau je me dis qu’à ce rythme on n’y arriverait jamais. Aussi j’imagine de trouver un lieu où durant les vacances d’été, tous les membres de l’orchestre pourrait passer un mois ensemble sans leurs parents, et répéter tous les jours. J’étais certain de l’efficacité d’une telle démarche. Mais l’ idée se heurtait à une multitude d’obstacles : il fallait l’accord des parents des plus jeunes, nous n’avions pas le moindre sou à consacrer à une quelconque location qui devait, de plus, être isolée à cause du bruit, il fallait payer le voyage, trimbaler les amplis, les instruments, la batterie…
C’est là que j’ai fini par me dire que seuls des curés pouvaient me trouver ça. J’étais à l’époque étudiant en sciences économiques à Assas et j’ai eu l’idée de m’adresser au centre Saint-Yves, l’aumônerie de la faculté, située elle aussi rue d’Assas ; j’y prends rendez-vous avec le responsable, c’est un prêtre dominicain du nom de Jean Raguenès. Je lui expose mon problème, il m’écoute attentivement et, après réflexion me demande de repasser quelques jours plus tard, qu’il aurait peut-être quelque chose à me proposer.
Lorsque je le revois il me fait une proposition que, sur le coup, je trouve complètement démente : l’été, lorsque la fac est fermée, il s’occupe dans le cadre d’une association dédiée à cela, de réinsertion de jeunes ayant fait de la prison. Le principe en est le suivant : l’association a achetée une ruine d’un château situé sur la commune de Rosay, près de Besançon et ces jeunes, encadrés par des éducateurs, travaillent à sa reconstruction. Le matin ils travaillent et l’après-midi est libre, les éducateurs s’occupent de leur organiser des loisirs. Si nous acceptions de travailler avec eux à la reconstruction des ruines, nous pourrions consacrer toutes nos après-midi à répéter…
Inutile de vous dire que la proposition me plongea dans une profonde perplexité… Comment les parents allaient-ils prendre une telle histoire ? Certes, il y avait du pour : à part le voyage, c’était gratos, il y avait la caution morale d’un curé et d’un truc sérieux. Mais ces délinquants qui sortent de taule m’inquiètent quand même un peu : on n’est pas du même monde, pour dire les choses simplement. Comment vont-ils se comporter avec nous ? Comment nous comporterons nous vis à vis d’eux ?
Ce qui s’est passé a été très étonnant, je l’ai raconté ailleurs. Pour vous la faire courte, nous avons accepté la proposition de Raguenès.
L’objectif musical a été atteint. « Globules » est devenu un groupe présentable, mais surtout, nous y avons vécu une expérience inoubliable : adoptés par ces jeunes qui avaient tous entre deux mois et deux ans de prison pour des délits parfois graves et que nous avons fini par connaître, nous étions devenus « leur orchestre » et ils n’hésitaient pas à faire le coup de poing contre des détracteurs ou des importuns. Nous pouvions nous promener sans aucun problème à Battant, le quartier mal famé de Besançon de l’époque, personne ne se serait avisé de nous chercher des embrouilles…
Je passais des soirées entières à discuter avec Jean Raguenès. Je ne comprenais pas son engagement comme chrétien, comme prêtre, comment il pouvait croire en des foutaises comme, par exemple, la virginité de Marie. A ma grand stupéfaction il me répondait qu’il n’y croyait pas. C’était un homme torturé, révolté par l’injustice du monde, dont le parcours a été hors normes et en accord avec ses engagements : devenu, quelques mois après notre rencontre, l’un des animateurs, aux côtés de Jean Piaget de la lutte des Lip, le grand conflit social de l’époque, emblématique à tous les égards, cet homme a fini sa vie en Amérique latine à lutter aux côté des paysans pauvres contre les latifundaires, jusqu’à ce qu’une cécité l’oblige plus ou moins à interrompre ses activités. Il est mort à Sao Polo au Bresil en 2013.
J’ai certes de l’admiration et du respect pour cet homme, autant que de l’incompréhension. Mais je lui dois aussi quelque chose de très important : il adorait la musique et il adorait ma musique… C’est très certainement celui qui m’a poussé le plus à continuer à en faire, à une époque où j’étais traversé par des doutes innombrables.
Les nécrologies, ce n’est pas mon truc. Mais lui, c’est l’un de ces personnages incroyables que j’ai eu le bonheur de rencontrer au cours de ma vie.
J’avais envie de dire ça.
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Très curieux parcours en effet.
Merci pour ce bel article Léon.