Elles vont me manquer- Les Foulards

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Elles vont me manquer .
Elles arrivaient le matin, discrètes, silhouettes aux rires étouffés … prenaient place, finissant d’attacher leur tablier. J’avais toujours pris bien soin d’intercaler une ancienne et une gamine .
Vingt-deux, elles étaient vingt-deux.
« Les filles » devenues « les foulards » au fil du temps. Bien sûr quatre ou cinq rétives se baladaient toujours têtes nues chez les plus vieilles, mais c’était par habitude et non par contradiction.
On pouvait même dire que cela renforçait d’ailleurs la victoire du clan foulard. Bordel ! J’avais bataillé pour l’empêcher , tellement j’avais peur de voir une tête emportée par la trémie ou un rail des cartonneuses. Il avait fallu un oukase de la patronne exigeant qu’il fut noué en serre-tête, aucun pan ne pendant.
Quatre à cinq mois de bataille .
Elles avaient tenu les pestes, argumentant jour après jour, pause après pause, évitant soigneusement de me braquer, presque gênées du renfort d’Abdel dont l’argument se limitait à « Allah dit que ».
Pourtant à mon embauche, il y un peu plus de dix ans, elles étaient peu à le porter. Toutes maghrébines (volonté de la patronne marocaine souhaitant une docilité qu’elle niait au prolétariat de souche).

Travailleuses Tunisiennes
Travailleuses Tunisiennes

Et c’est vrai qu’elles bossaient malgré les chagrins, les mauvais mariages, les mariages imposés, les grossesses etc… Dans le bruit, la poussière, l’odeur « le carton ça ne sent pas la rose » ça prend l’odeur de là où on l’entrepose.
Des pestes et parfois des femelles haineuses, seuls les deux djinns du fenwick échappaient à leur vindicte. Il faut dire que les deux bonobos susnommés ne les voyaient pas comme des probables conquêtes. Et elles, confusément, pressentaient leur désintérêt et enviaient peut être la planète faite de musique, de teufs et d’herbe où ces deux garçons oubliaient leur statut de sous-proletaires sans avenir.
Chaque fois qu’ils manquaient se faire lourder elles envoyaient les plus jeunes intercéder en leur faveur.
Y compris dans l’épisode de « l’aventure baltique » du fenwick dont l’absence me valut de discrets mais audibles ricanements. Au vu des derniers événements que je vous ai narrés les espoirs et la déconvenue d’Abdel dont-elles ont saboté la promotion Cet Abdel, leur frère en religion auto-proclamé surveillant de leur foi, n’a jamais su jouir en retour de leur solidarité ouvrière .
Mes rapports avec elles m’ont toujours semblé bizarres. Faits d’un mélange de statut hiérarchique et de mon état d’homme, de mon âge et de mon évidence gauloise. Tour à tour soit pour en jouer favorablement, soit pour me contrer, les plus subtiles d’entre elles s’y référaient. Dans les débuts, l’une d’entre elles s’est fourvoyée, assurée que nos bien Marocaines directrice et cadre commerciale feraient jouer la solidarité maghrébine avant leur statut et prérogative patronales .
Hélas pour elle, on trancha en faveur d’une autorité qui ne me fut plus jamais contestée. Le signal fut reçu fort et clair je n’eus plus jamais, en onze ans, à faire valider une consigne. Certains décrivent des entreprises où, malgré le labeur, règne la bonne humeur et la gaité. Mes foulards, je crois, laissent tout cela au portail. Je n’ai jamais pu vérifier si elles avaient cette part dans leur vie. Peut être la tristesse, le bruit, la poussière, les forçaient-elles à planquer et préserver cette part « heureuse » de leur vie.
J’ai souvenir de quelques moments anciens de gaité, de bonne humeur puis vers 2010/2011 la religion a étendu son emprise et le corset comportemental s’est resserré. Nous nous sommes peu à peu éloignés mais « pas de mon fait ».
J’ai cessé de m’enquérir de la santé du papa, du fiancé, du fils. Mes questions n’amenaient que gêne et contraintes , y compris chez celles qui auraient volontiers dialogué. Nous avons bossé pour le même patron, ce qui aurait dû nous unir un peu et nous aider à franchir le mur que leur religion dressait entre nous.
Mais cela allait au delà de ma compréhension et refrénait les plus simples et modestes élans de mon empathie. Pourtant … Je les sais pour la plupart honnêtes travailleuses et …si courageuses !
Après des heures sur les cartonneuses, elles ont des journées de mères et d’épouses à assumer .
Il n’y aura pas pour moi de pot de départ. Peut être est-ce mieux ainsi ; Abdel s’est retranché et obstiné dans la déception de ses attentes présomptueuses, dans sa défaite virile.
Qu’il assume ou pas, mon absence lui permettra d’inscrire son éviction ( sa non-promotion à mon poste) dans la révélation douloureuse que lui, l’Algérien, est victime d’une Marocaine. La fraternité religieuse et la hiérarchie sociale qu’elle promet ne lui ayant apporté que des fruits amers de désillusion.
Les deux djeunns, eux , ne s’apercevront de mon absence que le jour où, devant rendre compte d’une ultime couillonnade, la vieille baderne ne sera pas là pour sauver leur cul. Mes filles, pardon, les filles, bin ……
Nous ne saurons pas comment nous dire adieu.
Coincés entre cette envie d’accolade et ce besoin de dignité forcée, de retenue contrainte qui dissimule notre chagrin. Définitivement je hais cet Islam qui m’empêche de vous dire chers « foulards » combien j’ai aimé vous commander, vous faire apprendre des plus anciennes et surveiller de loin et attentivement vos têtes jaunes, mauves, noires, bleues se balader, se balancer, se pencher et virevolter entre les machines dont le bruit m’étouffait vos voix .
Asinus .

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Leon
Administrateur
Leon
6 février 2016 11 h 59 min

Des textes comme celui-ci sont plus précieux dans la compréhension de ce monde que des volumes entiers de Caroline Fourest, Houellebeck ou Alain Finkielkraut.
Bravo Asinus. Je maintiens que tu devrais écrire un livre.

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
6 février 2016 12 h 08 min

La fin m’a laissé sans voix, bouleversé

ranta
ranta
6 février 2016 12 h 15 min
Reply to  D. Furtif

Ouais, il y a une rancoeur teintée de mélancolie future.

C’est terrible de se dire qu’une saloperie de symbole religieux exclut des gens que tout au contraire devrait rapprocher.

ranta
ranta
6 février 2016 12 h 13 min

Hello amigo Asinus.

On dit si souvent vivement la retraire que lorsqu’elle est là je crois qu’on se trouve bien démuni.

Même si on ne va pas regretter le labeur, les odeurs (de cartons hein, pas de tes collègues, les délais, les pannes, les fenwicks qui partent en balade, n’empêche que….

Et puis les foulards, t’inquiète pas t’en trouveras autant dans les rues, et c’est bien le blème : rajouter aux contraintes du boulot une chaîne de plus….

Le bon côté des choses c’est tu auras maintenant tout ton temps pour écrire des articles, et si la liberté dont tu vas jouir mène tes pas du côté de par chez moi tu es le bienvenu.

Sandro Ferretti
Sandro Ferretti
7 février 2016 14 h 14 min

Joliette, joliesse…

Fenwick, outil incontournable de l’élévation ( de l’âme?)

« J’aime les hommes qui sont ce qu’ils peuvent,
Assis sur le bord des fleuves
Ca leur donne un air
De savoir que tout va dans la mer,
Les Fenwick; les vieilles affaires
la beauté d’Ava Gardner ».

Cette adaptation libre de cette vieille souche, pour saluer le départ à la retraite d’Asinus.
Ce ne sera pas votre retraite de Russie.
Je sais ( ou je devine) le poids terrible du terme « retraite » pour les soldats.
Pour qui s’est frotté à Famas et Kalach, VAB et autre joyeusetés, sous l’étuve des temps déraisonnables, où l’on mettait les morts à table, où c’était de n’y comprendre rien.

Votre retraite ne sera pas une retraite, je le devine. Ni devant le crabe ( quand l’amer et la mer montent), ni devant les djeunes, ni devant les foulards. Faites un dernier carton sur les cartons…

Marseille est une catin: elle veut qu’on la paie d’abord.
Quelques hommes lui résistent, mais ils paieront tout de même après.
Parce que c’est comme ça. Epicétou.

Longue vie à vous, Asinus.

Sandro

Buster
Membre
Buster
8 février 2016 7 h 31 min

Bonjour Asinus,
Ainsi tu quittes ton poste d’observation(s) ?
Tu vas donc laisser les sociologues professionnels, ou les journalistes, seuls pour nous parler du « monde du travail » ?
On peut s’attendre au pire !
Ce matin, un autre marseillais, bien placé comme tu l’étais, éreinte un dossier de l’Obs qui s’appuie sur une enquête au doigt mouillé menée conjointement par le CNRS et Science Po.

Le don d’observation et l’analyse fine, réalisée autrement que par les seuls tableaux statistiques, ne sont décidément pas donnés à tout le monde. Ce qui me rassure, c’est que tu pourras maintenant élargir le champ.
Et peut être, je rejoins Léon, prendre le temps de produire de nombreux autres articles de ton écriture dense et percutante.

PS : Salut à Sandro !

Dora
Membre
Dora
8 février 2016 18 h 33 min

Je suis arrivée sur Mais Disons juste pour quelques articles puis me suis prise au jeu du jardin quotidien juste au moment de l’épisode du fenwick. Si je me suis souvent demandé où j’étais tombée, les fous-rires et vos petits (ou grands)textes en ouverture m’ont donné envie d’y revenir. Les aléas, les mésaventures de votre quotidien au travail, ça été pour moi comme un feuilleton en image, le seul que j’ai pu suivre intégralement! J’espère que ce texte ne sera pas le dernier. Asinus, je vous souhaite une bonne retraite.

ranta
ranta
8 février 2016 19 h 39 min
Reply to  Dora

Asinus , ce post vaut de l’or 🙂

Dora sait rire, et viens chez toi pour le dire.

Et moi qui pensais qu’elle était définitivement dans la catégorie du petit doigt sur la couture….

Dora est capable de dire qu’elle ressent des émotions autres que celles qui sont issues de ses combats.

Bienvenue chez les dingos alors.

Fantomette
Membre
Fantomette
10 février 2016 13 h 06 min

Bonjour Asinus, je vous souhaite une bonne retraite : profitez au maximum de ces jours libérés !
Et revenez nous écrire souvent, j’adore vos mots si justes !
Fantomette

Cosette
Cosette
10 février 2016 20 h 05 min

Chouette! notre cher Asinus aura plus de temps pour nous offrir poésies et textes.

Cosette
Cosette
11 février 2016 8 h 20 min

Reprise d’espoir

Non, non, cela n’est pas possible, je vous dis !
Je ne me sens pas fait pour la plainte éternelle.
Car le soleil est bon, réjouit ma prunelle,
sourit dans les matins, flambe dans les midis ;

Car l’amour plane encor par les cieux attiédis ;
car la Terre est joyeuse, et douce, et maternelle ;
car je suis son enfant, j’ai foi, j’espère en elle,
je veux dans son giron trouver mon paradis.

C’est les Dieux qu’on a mis dans chacun de ses antres
qui me font peur, avec leurs yeux fous, leurs gros ventres,
leurs foudres, et leur tas de dévots prosternés.

Mais ces fauts appétits, cette soif téméraire
d’infini, d’idéal, je les leur crache au nez,
et je vas leur souffler au cul pour me distraire

Jean Richepin, Les blasphèmes

italiasempre
italiasempre
12 février 2016 18 h 21 min

Pauvres femmes. Elles vivent comme si elles n’étaient pas en France en 2016 mais au bled en… 2016. Par quel miracle pourrions nous « vivre ensemble » alors que nous vivons dans deux espaces-temps différents?
Merci pour ce beau billet, Asinus.