Que faisaient-ils là, couverts de sueur avec leurs bérets à la main et leurs chapeaux de paille ?
Ils se retiennent et ça se voit. Quand je tombe d’un arbre ou de l’échelle ils m’engueulent, et…mais pas là !…
Alors que font-ils là sinon se réjouir, déguisés dans une compassion qui leur va mal comme des habits empruntés ? Leur silence inhabituel scandé par des hochements de tête, des mines, des poses, des dos voûtés comme à la messe. C’est la bavarde qui leur sauve la mise. Je ne me rappelle plus ce qu’elle disait mais…
« Vous êtes jeune, vous en aurez d’autres ».
Dans les champs, à table, en famille, seul sur son vélo, au moindre choc ou simplement par temps chaud en dormant la nuit, il saignait du nez. Il saignait sans s’arrêter. Et chacun y allait de sa recette et de son truc :
Quand je gargouillais, le sang inondant ma gorge, mon père se décidait à employer les grands moyens. Je saignais depuis plus d’une heure.
On aurait pu lui dire : « mais enfin pourquoi attendre autant ? »
Il n’osait pas, sachant que cette ultime défense, si elle échouait, me laisserait complètement démuni. Alors, il retardait tant qu’il pouvait, pour garder l’espoir. L’idée de me perdre les a habités si longtemps.
Papa parlait bien peu de sa jeunesse. Il aurait voulu être marin, partir à l’étranger, au Canada, en Allemagne. Reine l’avait cloué au sol par un mariage balayant ses velléités. Il prétendait avoir fait de la boxe. De cette époque il avait ramené l’usage de l’hémostatique. J’ai dû garder de cette époque les narines dilatées à force de cotons imbibés que l’on m’y enfonçait. Le sang coulant toujours, il refluait dans ma gorge et je toussais en faisant de grosses bulles. Plein de dévouement et d’invention, une seule solution : au lieu de seulement tremper le coton dans l’hémostatique mon père cassait une autre ampoule et me la faisait boire.
Le lit de mes parents, mes petits vêtements d’enfant, les bureaux d’école, le papier des cahiers, tout dans mon souvenir est maculé de rouge. Les « Oh ! Tu saignes encore… » Souvent accentués par des « Je t’avais dit de ne pas rester au soleil » exaspérés… Encore plus exaspérés quand ils étaient remplacés par les « Tu as encore saigné au lit ! »Il en naquit pourtant des instants de grâce
Il arrivait souvent,.. enfin, assez souvent, je ne le compris que bien plus tard, selon l’heure du déclenchement de la crise, que ma mère apparaisse à mon réveil les mains et le tablier portant des traces de farine. Longtemps je crus qu’une faute inconnue provoquait l’absence des traces de farine. La culpabilité m’emportait alors dans son abîme, au fond du lit au fond de la chambre, avec le sommeil comme seul refuge.
Mais quand la farine était là !
Et là ça commençait : la farine, le beurre, les œufs elle roulait. Elle roulait la pâte sans se presser, elle roulait lentement car elle connaissait mon plaisir assez bizarre d’enfant. Des dents cariées m’empêchaient de savourer la tarte cuite. Ce que j’aimais c’était dérober des lichettes de pâte fraîche. Partage des tâches avec mon petit frère : à lui la tarte, à moi la pâte.
Et ça durait, je ne m’en lassais pas. Elle roulait, le four de la cuisinière chauffait, la cheminée flambait, et le vent dehors…Et là elle se lançait : elle chantait. Pendant tout ce temps elle chantait. Qui n’a pas entendu chanter ma mère faisant des gâteaux ne sait pas ce qu’est la musique. Les roses blanches bien sûr, froufrou ♫ par son jupon la femme♪.
« Dis, c’est quoi un jupon ? » « ♫De l’homme trouble l’âme !!!???♫
Les Ave Maria, celui de Schubert et l’autre, de Gounod. Oh ! Gounod, dans cette sombre salle éclairée par l’unique ampoule et les reflets des flammes… Elle s’en allait ailleurs et m’emmenait dans ma fièvre, là bas, loin avec elle.Entré en maternelle, les fréquentes visites du médecin n’y pouvant rien, il fallut se résoudre à aller à la l’hôpital de Bordeaux. On m’y brula les varices du nez. Souvenir d’une grande douleur ravivé par l’expérience renouvelée dix ans plus tard.
Tous les enfants ont un refuge quand leurs parents excédés ont épuisé leur réserve de tendresse. Pourtant je n’ai pas le souvenir d’un seul câlin sur les genoux de Madie ma grand-mère maternelle. Elle ne vivait pas très loin de chez nous, mais alors que mes cousines y passaient de longues et fréquentes périodes, mon frère et moi n’y allions pas ou juste de très courts passages pour la saluer…Son visage, âgé à mes yeux, n’avait pas cet air si bon des vieilles gens quand elles regardent un enfant. J’ai gardé le souvenir d’une grande froideur. Elle était, m’avait-on dit, employant des mots que je ne connaissais pas, veuve de mon grand père puis divorcée d’un autre vieil homme. Je n’en avais connu aucun. Elle aurait pu venir souvent nous voir ou même vivre dans notre grande maison comme les grands-mères de mes copains. Il n’en fut jamais question. Chez mes cousins, pourtant, je la voyais souvent. Elle semblait s’entendre mieux avec sa fille ainée, ma tante Annie.
Les petits enfants sont-ils tous aussi attentifs, comme ça, sans en avoir l’air ? Savaient-ils que j’écoutais ? Que j’entende toutes ces histoires leur était-il indifférent ?
J’appris des bribes de la vie d’un grand père revenu malade de la guerre.
« Quelle guerre maman ? »
— Tu m’énerves !
Cette guerre de katorz avait donc eu lieu, avant celle qui avait suivi et dont mes parents parlaient toujours à la maison. « Dis maman, mon autre grand père il l’a faite aussi la guerre de kratorz? » La baffe tombait et je saignais du nez…J’appris très vite à ne pas parler de l’autre grand mère en présence de la première et renonçai à questionner les dites grand-mères sur leur mari. Mes propres parents étaient comme « entrainés » à ne jamais parler de leurs papas. J’eus beaucoup de peine à en faire autant? On aurait dit qu’ils n’avaient jamais existé. Mon imagination débordante ne leur reprocha donc jamais rien. Ils ne peuplèrent même pas mon réservoir d’histoires inventées ; ils disparurent peu à peu sans que personne ne vienne graver leur souvenir dans ma mémoire. Ils étaient morts. Morts avant moi, morts deux fois, mort de pour en vrai et de pour même pas inventé dans ma tête.Des années, des siècles, plus tard, c’est à mon crépuscule que la lumière se fit. Elle me surprit.
Le petit Globule n’avait pas eu à vieillir pour sentir qu’il n’était pas seul. Depuis tout petit il se sentait inscrit dans une liste que ces interrogations peuplaient de noms et d’évènements jusqu’aux profondeurs des souvenirs des voix éteintes. Très vite il sut qu’il avait eu deux grands-pères. Et dans ce monde sans télé, sans radio, ce monde disparu où on parlait aux enfants, ces grands pères morts n’étaient pas invités à table, interdits de récits. De la chaleur de leurs genoux, du piquant de leur barbe je ne sus jamais rien, mais impuissant je voyais s’évanouir le sable de leur souvenir, sans la digue d’un « je me rappelle mon père disait » ou un « mon père lui… ». Ces mots là on ne me les transmit pas. De ces quelques briques j’aurais fait des murs. Mais rien venant d’eux ne me fut légué, pas un mot, pas un rire. Ils étaient muets, les grands-pères . Ils avaient traversés les horreurs géantes et on n’avait même pas conservé l’écho de leur ombre.
Tous les enfants en avaient, les miens étaient absents même en paroles. Les bribes échappées à cette censure non dite disparaissaient dans les sables mouvants du quotidien. Elles auraient dû disparaître… Elles le seraient si mon obstination têtue et le manque de vigilance de ceux qui les avaient connus n’avaient permis la constitution ardente des archives interdites.Le grand père maternel, avait laissé sa femme Madie veuve mais pas inconsolée et sa fille Reine (la future bavarde) porteuse d’un souvenir filial fervent, malvenu dans le nouveau foyer de sa mère remariée très vite. Reine obstinée reporta ce flot d’amour contrarié sur le fils du seul copain de son défunt père. Mort lui aussi. Elle réussit à s’en faire épouser.
Un mariage au lendemain de cette guerre là, la grande bouffée d’espérance de la libération. Il n’y avait que des projets vainqueurs ; quel autre moyen d’oublier ses terreurs. Des terreurs il y en avait foule. Des bien visqueuses et collantes qui vous empêchent de dormir. Une d’entre elles, était cette fichue guerre de – elle ne portait pas encore de nom – qu’elle avait traversé sans en être frappée. Privée d’amour elle s’en sentait des réserves immenses. Pourtant, comme ces monstres dont on effraie les enfants pour leur éviter des accidents (la vieille du puits où il ne faut pas se pencher ou le ramponneau du grenier dans lequel il ne faut pas aller mêler son corps fragile aux outils coupants, aux fourches et aux échelles) la bête l’attendait.
Lubie d’enfant, ou adresse de leur propre mère Madie, la décision de ne pas boire de vin fut prise dès leur tout jeune âge. Reine et Annie ne buvaient pas de vin. Au sortir de la guerre de quatorze, dans un monde où quarante ans plus tard les cantines scolaires pratiquaient encore le vin rouge comme un fondement laïc et républicain, l’affaire était énorme. Les étonnements outrés des proches ne manquèrent pas. Une telle singularité était reçue comme une insulte. Pour Madie, dont le papa « n’avait jamais eu soif » comme il aimait à le répéter, cette manière de conjuration de la malédiction était une aubaine, une chance à saisir qu’elle refusa de laisser passer. Des souvenirs de son père roulant dans la vinasse elle n’en manquait pas. La mémoire collective du village s’attachait à les entretenir depuis si longtemps.
Dans ce pays , de mères en filles, génération après génération, le destin intraitable veillait à transmettre dans les familles la tapisserie de la malédiction alcoolique. Que ses filles, à elle, rompent et déchirent la trame, elle y trouvait une sourde satisfaction, une raison secrète d’espérer.
Distinction difficile car le pernicieux mélange des genres est dans tous les foyers. La misère et l’alcoolisme se partagent depuis tant de temps les trophées de la faucheuse :
Ses gamines ont le dégout du vin mais elles ne sont pas sorties d’affaires pour autant. Ignorante des lois de l’hérédité, la paysannerie est au fait de ses malédictions. Madie garde la rancœur des années 18 -19- 20 où, au bal, les cavaliers ne manquaient pas, mais les fiancés eux… Une si belle fille ! Elle avait eu bien du mal… Sa famille portait la tache de l’homme qui « n’avait jamais eu soif ». Annie et Reine surent très tôt ce qui les menaçait.
La naissance de Globule plongea Reine dans les tourments. Son premier geste d’accouchée, affolée de terreur, « je lui ai compté les doigts des pieds et des mains ». Rassurée un trop court instant , elle se résigna à voir l’avorton. Très vite elle sut interpréter la rudesse du docteur lui disant qu’elle en aurait d’autres. Elle n’osait pas sortir sur la place avec cette moitié d’enfant dans le landau prêté par une voisine depuis longtemps. Ce bébé si petit dans ce si grand landau. Il n’y avait aucun doute, c’est bien elle qui avait transmis la bête à ce corps si maigre et cette tête si grosse. Ce corps dont on pesait ce qu’on lui donnait et ce qu’il restituait, sans perte. Elle en fut tellement tourmentée, d’autant que son lait fut, à son tour, accusé d’être mortel… De cet enfant elle ne recevait que cette gêne physique de ses mamelles lourdes du lait désormais déclaré comme empoisonneur.
Cahin-caha Globule survécut mais il avait ravagé la vie d’une femme, sa mère. Celle-ci, comme toutes les accouchées, se retourna vers la sienne oubliant qu’elle n’en avait reçu que de maigres réconforts. Pour Madie cet élan fut un sinistre rappel, mais aussi une satisfaction amère et compulsive. Une sorte de c’est bien normal à ton tour que tu sois malheureuse comme je l’ai été, d’angoisses, de renoncements et de déceptions.
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Les larmes aux yeux, tout simplement.
Je ne commente pas, évidemment, ma soi-disant « violence ». Juste pour dire que le résultat est magnifique, et ce n’est pas son seul texte de cette veine.
J’ai lu, lu, lu et relu, et pas qu’ici, là-bas, où il était en premier, aussi.
Je viens dire que j’ai rien dire, sinon dire à Furtif « j’ai lu ». C’est juste magnifique.
J’ai lu, et, le souffle encore coupé, j’ai fait lire à la snoopette qui a conclu que les bouzins respiratoires étaient bigrement efficaces pour oxygéner le cerveau …
Chapeau Fufu !
C’était bien avant ses bouzins respiratoires , Snoopy !
Alors maintenant, Maupassant et Zola vont devenir des auteurs de seconde zone 😆
A peine installées avec leur jeune époux, elles furent nombreuses les Annie et Reine à dire « il n’y aura pas de vin chez nous ». Etait-ce la piquette ingurgitée par les pères qui leur donnait la main leste pour les gifles ou les coups de fourchette sur les doigts des enfants lors du dîner?
A l’époque de l’affaire Jules Durand, les armateurs et commerciaux installaient des buvettes sur les quais où s’affairaient les débardeurs. Ils récupéraient une partie de la solde des manoeuvriers en leur vendant du mauvais vin. Décharger les céréales ou le charbon dans la chaleur et la poussière, cela donne soif. Tant pis pour la marmaille affamée ou la femme qu’ils cognaient joyeusement à leur retour dans les cours insalubres des immeubles vétustes et sans confort.
Aujourd’hui, quand un enfant rentre au collège, c’est exactement comme si on mettait un verre de whisky à la disposition des demi-pensionnaires sur la banque du self-service, le cannabis ayant pris la suite du verre d’eau teinté avec le vin rouge, mais cette-fois caché dans la pochette ventrale du revendeur. Les jeunes pochtrons du chichon ont la même attitude qu’un enfant saoûlé au whisky.
Une bretonne m’avait donné cette explication : l’eau étant parfois imbuvable ou impropre à la consommation, on donnait autrefois du cidre aux enfants.
Merci Dora de me faire connaitre cette histoire dont j’ignorais le premier mot
L’espoir qui animait Durand n’avait pas atteint le monde des petits vignerons de la Haute Gironde de la 1ère WW.
Un ancien journaliste de la Presse Normande, Philippe Huet, retrace l’histoire de Jules Durand et, plus largement, celle des charbonniers dans son livre » Les Quais de la colère ».
Je viens de revoir le film « Howard Zinn, une nouvelle histoire de l’Amérique ». Des Jules Durand, il y en a beaucoup qui ont connu la pendaison ou la manipulation du patronat pour les éliminer. La police etatsunienne n’hésitait pas à tirer sur la foule lors des manifestations, provoquant une centaine de morts chez les ouvriers entre la fin du XIXème et la fin de la première guerre mondiale. On leur doit le 1er mai, et la journée de 8 heures, ce que ne rappellent jamais les syndicats français.
Le film est en vente sur le site des Mutins de Pangée, le montant des ventes de cette 1ère partie servira à terminer la seconde.
J’ignore s’il existe l’équivalent sur le mouvement ouvrier français avec autant de documents d’archive.