Article publié dans MARIANNE Samedi 04 Juillet 2015 à 5:00
Martine Gozlan
Dans un livre choc, « les Territoires perdus de la République », un groupe de professeurs racontait à l’automne 2002 l’antisémitisme, le sexisme et l’islamisme qui déferlaient dans les collèges et les lycées de la région parisienne. Boycotté à l’époque, l’ouvrage ressort aujourd’hui.
Débordements lors d’une manifestation pour Gaza à Paris en juillet 2014 – Thibault Camus/AP/SIPA
>>> Article paru dans Marianne daté du 26 juin
Treize ans après, c’est toujours la loi du silence.
Comme si les yeux restaient toujours grands fermés sur la réalité malgré le sang qui l’a
éclaboussée. Il est d’autant plus urgent de relire la nouvelle édition d’un extraordinaire document rédigé en 2002 par un collectif d’enseignants confrontés à la montée de la haine et de l’obscurantisme. Seul le titre a été largement repris dans la presse et par les politiques, à commencer par Jacques Chirac en 2003. L’expression, simple, juste et terrible, de « territoires perdus de la République » pour désigner les trous noirs dans lesquels sombrent, en France, les valeurs humanistes, a connu un succès inversement proportionnel à la reconnaissance et à la diffusion des informations divulguées. Le livre, plébiscité par les lecteurs malgré le mutisme médiatique (exception faite d’Alain Finkielkraut, de Brice Couturier, de Marianne et d’un ou deux autres journaux) ressort aujourd’hui en édition de poche, avec une postface de Georges Bensoussan. C’est l’historien qui coordonna, sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner, les témoignages des professeurs sur la violence en milieu scolaire, la propagande islamiste et les théories du complot.
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Où en sont les « territoires perdus de la République » en 2015 ?
Une décennie de dénis
Son additif à la nouvelle édition a été rédigé dans la douleur de notre dernier hiver, au lendemain des attentats de janvier. Il rappelle que, lors de la rédaction des Territoires, « les frères Kouachi et Amedi Coulibaly étaient scolarisés au collège ». De l’atmosphère qui prévalait alors et a conduit tout au long de cette décennie, de déni en déni, à une succession de crimes, nul ne voulait rien savoir. « A la parution avait répondu un long silence médiatique, mais aussi politique, venu d’une partie de la gauche, d’où nous tous étions issus, écrit Bensoussan. Nous nous sommes heurtés à ce refus d’entendre qui plombe la société française. La stigmatisation, venue là encore d’une partie de la gauche, nous priva de parole publique et nous valut d’être qualifiés de « racistes » et d' »islamophobes ». La réalité nouvelle d’un antisémitisme d’origine arabo-musulmane était difficile à voir. Notre logiciel intellectuel était bloqué sur l’extrême droite et le régime de Vichy, un schéma simple qui permettait sans risque de camper dans le camp du bien en rejouant sur le mode moral et fantasmé la Seconde Guerre mondiale…»
Car ils étaient de gauche, tous ces professeurs qui ne parvenaient plus à enseigner « des programmes d’histoire liés à l’histoire des juifs : les Hébreux en sixième, le nazisme, la France des années 30 ou la Shoah en troisième », comme le racontait à l’époque Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie dans un collège de Seine-Saint-Denis. Les stéréotypes fusaient, et les vieux mots de l’antisémitisme éternel refleurissaient sur les jeunes lèvres. Relire son témoignage aujourd’hui fait froid dans le dos. Pourtant, dans les colonnes du Monde diplomatique, en mai 2003, Dominique Vidal dénonçait « un livre schizophrénique », et ce, alors même que les agressions se multipliaient et que la situation des jeunes juifs dans les établissements publics de Seine-Saint-Denis devenait problématique. Marianne, déjà, à l’automne 2001, avait consacré (n°230) une enquête à la montée de l’antisémitisme. « Pendant la réalisation du livre, nous avions demandé des chiffres sur les incidents antisémites au ministère de l’Education nationale [à la tête duquel se trouvait Jack Lang], nous n’avons reçu aucune réponse, se souvient Georges Bensoussan. Finalement, c’est la droite qui nous a reçus quelques mois après la publication et [c’est elle qui a] fait en sorte que nous soyons auditionnés plus tard, en novembre 2003, par la commission Stasi, qui réfléchissait alors sur l’autorisation ou non du port du foulard islamique à l’école. » C’est l’époque où l’ouvrage trouve un prolongement dans la création d’une association de professeurs. Elle a pour but de porter assistance à ceux de leurs collègues confrontés aux mêmes difficultés. En clair : à l’impossibilité d’enseigner. Cette manière de « SOS Profs » fonctionne pendant deux ans. Puis l’expérience tourne court.
Menaces contre les profs
Une seconde édition paraît en 2004, toujours chez Mille et Une Nuits (Fayard). Le lectorat est encore au rendez-vous. Ce document reflète des expériences réelles, mais qu’il est interdit d’évoquer sur les plateaux de télévision ou dans les colonnes des journaux corsetés de (petite) vertu. L’équipe rédactionnelle s’élargit pour rendre compte de ce qui se passe au-delà des établissements scolaires de la seule région parisienne. La situation s’aggrave, les menaces contre les profs qui osent parler gagnent de l’ampleur. Dans l’édition de 2002, sur sept contributions, quatre, par prudence, étaient signées de pseudonymes. En 2004, on relève 10 pseudonymes et trois noms à découvert. Barbara Lefebvre, qui intervient sous son nom véritable, en paie le prix. Ostracisée par les collègues de son lycée, elle voit les « grands frères » lui faire le signe de l’égorgement devant l’établissement. Des fiches de présentation des élèves, communiquées par une enseignante d’une filière technique de Marseille, reflètent un antisémitisme totalement décomplexé, cyniquement bien dans sa peau, épanoui dans une ambiance bienveillante. Il est devenu normal de dire sa détestation des juifs et d’accueillir toute réaction professorale comme signe d’allégeance ou d’appartenance au groupe haï. Sur la toile de fond d’une effrayante inculture, grossie des alluvions nauséeuses de la navigation sur le Net, et engraissée par la désinformation sur le conflit israélo-palestinien, des phrases de mort sont prononcées, des gestes de mort rôdent, en latence et en gestation. L’obsession juive s’accouple à la hantise du sexe féminin qu’il faut humilier et dissimuler : mais les filles aussi tissent cette toile empoisonnée, exactement comme dans les pays musulmans, une partie des femmes collabore avec ce qui les opprime.
La lecture, page par page, de ce livre est dure mais nécessaire. Elle ne surprend pas ceux qui dénoncent depuis près de vingt ans la léthargie et les dérobades compassionnelles des institutions, du système scolaire, des médias dominants, des pseudo-experts. L’anthropologue Emmanuel Todd, après tout, avec ses torsions pathétiques de la réalité, ne constitue que le dernier avatar d’une longue série de manipulations effectuées au nom du bien orwellien. « Nous n’avons pas assez de vrais chercheurs et trop d’idéologues, rappelait courageusement l’essayiste Malika Sorel il y a quelques années. Ceux-ci s’arrangent avec la réalité pour la faire coller avec la pensée dominante. » Depuis très longtemps, la circulaire du ministre de l’Education et des Beaux-Arts du Front populaire, Jean Zay, datée de décembre 1936, est ignorée et trahie. «Ceux qui voudraient troubler la sérénité n’ont pas leur place dans les écoles qui doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas», y affirmait ce résistant assassiné par la Milice et dont la dépouille repose désormais au Panthéon. Au fait, qu’a-t-on dit, dans les collèges et les lycées, à la nouvelle génération des « territoires perdus », de cet hommage à l’esprit de la France libre ?
Le sang coule
Au lendemain des tueries perpétrées en mars 2012 par Mohamed Merah contre des enfants juifs et contre des militaires à Toulouse et à Montauban, la minute de silence instituée en mémoire des victimes est largement perturbée. Sur les cris, les railleries, les ricanements admiratifs pour Merah, le système fera effectivement… silence. Un mois après, des agressions antisémites se produisent à Villeurbanne : Marianne se rend sur le terrain. Voici ce que j’écrivais le 23 juin 2012 dans une enquête réalisée avec Malik Aït-Aoudia : « D’élèves juifs, il n’y en a plus beaucoup dans les collèges et les lycées publics de Villeurbanne. La plupart des parents ont retiré leurs enfants du collège Pierre-Brossolette où se multipliaient les frictions, pour les inscrire dans les établissements du VIe arrondissement lyonnais, plus huppé, ou dans les écoles juives : soit se fondre parmi les autres, soit se replier sur les siens. Dans les deux cas, aucune solution. Car, le 14 juin, une jeune fille du lycée public de ce VIe si chic a été insultée et agressée parce que juive par une de ses camarades et par deux garçons venus en renfort. »
Depuis, le sang a continué à couler,…
…..du massacre perpétré par Nemmouche au Musée juif de Belgique, à Bruxelles, aux attentats de janvier 2015. On a pu observer le sursaut populaire puis, très vite, la volonté des pseudo-élites déconnectées du réel de retourner ce réel pour transformer les victimes en coupables. Cette route boueuse a été pavée de dénis et de reniements. D’instrumentalisations aussi. La photo qui orne la couverture de la dernière édition des Territoires est celle des émeutes de juillet 2014, à Sarcelles : elles faillirent se transformer en pogrom avec l’attaque de la synagogue, au prétexte qu’une nouvelle guerre, à Gaza, opposait le Hamas à l’armée israélienne. Comme boulevard de Belleville, dans le XXe arrondissement parisien, et rue des Tournelles, dans le IVe, des manifestants appelaient à la « mort des juifs ». Ils se proclamaient propalestiniens et une partie d’entre eux brandissaient le drapeau du djihad. Mais, pour couvrir le conflit moyen-oriental depuis plus de vingt ans, nous savons que la Palestine, en France, pour certains, a cessé d’être une cause pour devenir un alibi. « Un terreau embrasé par l’ultragauche française », souligne Georges Bensoussan, en rapportant une information du Monde, à la veille des législatives de juin 2012 : à La Courneuve, les organisateurs d’une réunion électorale inscrivaient la question israélo-palestinienne parmi les cinq questions jugées fondamentales pour les quartiers populaires… Une politique ancienne dont les ravages étaient déjà révélés en 2002 par les rédacteurs des Territoires, qui s’étaient pourtant rêvés en éducateurs d’une société fraternelle, rationnelle, émancipée. Cela non plus on ne pouvait le leur pardonner.
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Les Territoires perdus de la République, sous la direction d’Emmanuel Brenner, postface de Georges Bensoussan, nouvelle édition actualisée, Fayard-Pluriel, 412 p., 9 €.
L’éternel problème dans cette histoire est de mesurer l’importance du phénomène. Parce que chaque fois on rétorque à ces lanceurs d’alerte, (maintenant qu’on ne peut plus tout nier), qu’il s’agit de cas peu fréquents, très minoritaires, isolés etc.
Quel est le seuil à partir duquel il faut considérer que cela devient grave ? Et faut-il ne considérer que la fréquence du phénomène pour en mesurer la gravité? Après tout, en France chaque année, il n’y que de l’ordre de 700 homicides, pour une population de 60 millions habitants, peut-on pour autant soutenir que l’homicide n’est « pas grave » ?
Une première réponse est de regarder si le phénomène est stable, s’accroît ou régresse.
Une deuxième est d’ordre philosophique : nous avons tous une hiérarchie des valeurs et donc, inversement, une hiérarchie des horreurs. Où mettons-nous l’antisémitisme, le machisme, le négationnisme, l’obscurantisme, ?
Un autre rapport allant un peu dans le m^me sens.
« Où mettons-nous l’antisémitisme, le machisme, le négationnisme, l’obscurantisme, ? »
ben ça dépend de qui ça vient hein !
Quand ce sont les méchants de l’extrême droite pas de problème, c’est dénoncé et combattu, sinon si la dénonciation est perçue comme stigmatisante pasdamalgams please.