Dans mon article précédent j’esquissais un début de siècle à deux vitesses entre l’Europe en général (et la France en particulier) et l’Amérique du Nord.
C’est un parallèle que l’on peut faire dans maints domaines, tant il est vrai que la saignée de la première guerre mondiale chamboula pour longtemps la structure sociétale de l’Europe. Rappelons que pour les orgues, en France, ce premier conflit fut une hécatombe dans les départements d’ailleurs les plus richement fournis (l’est de la France), qui perdirent 25% de leur population, sans compter les dégâts irréversibles causés aux « survivants ».
Cependant la France, et c’est mon avis, possédait de magnifiques graines plantées par des artistes talentueux né au siècle précédant comme Charles Marie Widor, Charles Tournemire, Alexandre Guilmant, ou Louis Vierne. Ils formèrent une nouvelle génération d’interprètes et compositeurs talentueux qui firent rayonner notre pays par des concerts internationaux (on pourra également citer E.Lemare, un organiste anglais concertiste et célèbre pour ses transcriptions, en précurseur).
Vierne, par exemple, connu le « privilège » de mourir aux clavier de son instrument, les grandes orgues de ND de Paris, en plein concert!
En réalité, alors que le patrimoine français commençait à s’appauvrir (nous y reviendrons), la période d’entre deux guerres fut certainement la plus féconde musicalement.
Une technique moderne au service du développement de l’instrument
Techniquement, jamais plus grand nombres de brevets concernant l’orgue ne fut déposé. Que ce soit en technique de production du son ou en technique de liaison de la note à la touche. Tout ou presque qui n’avait pas été inventé avant, fut trouvé ou industrialisé dans cette période. On pourra citer pêle-mêle les sommiers (1) units ou à membranes qui diffèrent des sommiers classiques dits « à gravures » et permettent de différencier chaque tuyau et non plus forcément le jeu complet; le développement des tractions (2) pneumatiques tubulaires, électropneumatiques , la recherche de tuyaux de toutes formes et constitution pour des sonorités encore plus marquées ou l’électrification des souffleries.
Ce dernier point est important: auparavant, et durant des siècles, l’organiste était dépendant d’un souffleur qu’il devait embaucher pour pomper pendant qu’il jouait. De nombreux orgues possèdent encore la sonnette qui permettait de prévenir le souffleur de commencer à fournir son effort (voire de le réveiller). Des essais de souffleries à vapeur avaient été effectués mais sans grand succès. Avec le ventilateur électrique, le problème était résolu. Il permettait d’alimenter des réservoirs maintenant une pression constante en appuyant sur un interrupteur. Des esprits chagrins regrettèrent ce modernisme coupable dirent-ils de tuer « le vent vivant », on en trouve encore aujourd’hui.
petit mémo sur les sommiers ici: http://decouverte.orgue.free.fr/r_sommie.htm
De même on va passer les derniers claviers à 56, 58 ou 61 notes (en place des 54) et le pédalier de 24 à 30 voire 32 notes. Dans ce jeu de la poule et de l’œuf qui existe entre la facture et la création de musique associée, cette étendue devient indispensable pour les nouvelles œuvres, nous sommes à la limite de l’audibilité de l’oreille humaine.
La console va profiter de tout le confort pour faire de l’organiste un concertiste et plus seulement un simple exécutant de psaumes. On va retrouver toutes sortes de commodités:
ergonomie revue, appels par groupes de jeux, combinaisons ajustables, accouplement des claviers en octaves graves ou aiguës (jouer le DO d’un clavier fera jouer par exemple le DO de l’octave supérieure d’un autre clavier), crescendo, expressions multiples (modulation de l’intensité sonore par ouverture des jalousies de la boîte expressive), coupure pédale, voire des système de sostenuto qui conservent la tenue de l’accord tant qu’aucune autre note n’est pas jouée sur le même clavier, également des clavier à double touches… bref tout ce qu’un créateur peut rêver pour composer de la musique.
Pour vous donner un exemple du type et de la complexité de la musique de l’époque je vous convie à écouter et regarder deux extraits de Leoš Janáček: Glagolitic Mass. Ils s’enchaînent et sont assez courts mais parlants! Dans le premier vous verrez un solo d’orgue impressionnant puisque l’organiste est sans aucune aide externe, et dans l’enchaînement vous aurez la fin de l’œuvre avec une partie orchestrale (oui cela change de la musique baroque).
Glagolitic mass for soprano, contralto, tenor, bass, double chorus, organ and orchestra [1926] (parties 7/8 et 8/8
Dans les créations et les concerts, quelques français excellent (3). Ayant les maîtres prestigieux sus-cités, Marcel Dupré, Jehan Alain, Maurice Duruflé vont faire rayonner l’orgue à l’international. Nous allons suivre ces trois-là.
Marcel Dupré (1886-1971)
C’est un surdoué né dans une famille de musiciens. À 8 ans, il joue en concert le prélude en mi mineur de Bach, à 11 ans il devient titulaire du grand orgue de St Vivien à Rouen. Il va sur Paris et travaille avec Guilmant et Widor. Il obtiendra le grand prix du conservatoire en piano, et le Grand Premier Prix de Rome en 1914 pour sa création : Psyché Op.4
Widor l’avait auparavant désigné comme son successeur à la prestigieuse tribune de St Sulpice. Inapte au service militaire suite à la perte de sa clavicule, il en profite pour perfectionner ses techniques de jeux de pédalier. C’est d’ailleurs les annotation des doigtés de M.Dupré qui sont les plus utilisées dans les partitions aujourd’hui pour de nombreuses œuvres dont celles de Bach.
Sa réputation grandie : en 1920 il donne au palais du Trocadero l’intégrale de l’œuvre de Bach de mémoire. Il effectue des tournées triomphales (plus de 100 récitals par an) aux USA (il donnera de nombreux concerts sur les orgues géantes du Wanamaker d’où il créera sa fameuse « Symphonie Passion »), en Australie et au Canada. Il reste après guerre le titulaire de St Sulpice après s’être installé à Meudon et avoir fait construire un orgue ultra moderne chez lui. Entre temps il aura été élu à l’académie des beaux-arts et directeur du CNSMP. Il a écrit beaucoup d’œuvres pour orgue ou orchestres; ainsi que de nombreux ouvrages de formation pour les apprentissages de l’orgue, de l’improvisation ou du contrepoint.
Son style est inimitable et parfaitement reconnaissable voici la quatrième partie de sa Symphonie Passion:
Le prélude et fugue en sol mineur, composé en 1908 et à la difficulté très réputée (c’est d’ailleurs déprimant de voir la facilité déconcertante de l’interprète 😀 )
Jehan Alain (1911-1940)
Jehan Alain fait partie des artistes dont on ne peut que regretter la vie trop courte. Qu’aurait-il pu nous offrir à 40, 50 ou 70 ans quand on voit la prodigalité de son œuvre de jeunesse?
Né dans une famille de musiciens, il devient à 13 ans titulaire à St Germain. Au conservatoire il aura Dupré comme professeur. Une anecdote raconte que lors d’un exercice d’improvisation, il finit dans une tonalité totalement étrangère à celle de départ (ce qui est une faute) et s’excusa « je me suis trompé », le maître lui aurait répondu « He bien il faudrait vous tromper plus souvent ». Il obtînt les premiers prix d’orgue, de contrepoint, d’improvisation, d’harmonie et de fugue.
A noter qu’il était titulaire également dans une synagogue (beaucoup de lieux de cultes israélites se mirent à la mode de l’orgue fin du XIXème début du XXème siècle).
Ses œuvres pour orgue, piano et parfois orchestre, sont mondialement connues, comme les Litanies ou 3 Danses qui figurent dans les répertoires de tout organiste, certaines possèdent des titres originaux comme Berceuse sur deux notes qui cornent, pour orgue, Mélodie-sandwich, pour piano ou En dévissant mes chaussettes.
Il est mort pour la France en 1940, cité pour actes de bravoure, lors du fameux épisode des Cadets de Saumur (4), alors qu’il résiste seul à la progression d’un assaut allemand. De nombreuses partitions qu’il avait pris en allant au front ont été perdues.
Les Litanies (5)
Maurice Duruflé (1902-1986)
Une carrière de conservatoire fructueuse (plusieurs premiers prix) et il devint l’assistant de Louis Vierne à ND de Paris. Il était présent lorsque celui-ci mourut mais ne pu reprendre le poste, suite à un différent entre Vierne et les autorités. Il fut alors titulaire des grandes orgues de St Etienne du Mont.
Dès 1947 il compose son œuvre la plus célèbre: le Requiem, inspiré de Faure, mais aussi de thèmes gregoriens et de la renaissance mais cela ne doit pas faire oublier les autres œuvres de grande qualité pour orgue, orchestre, chœurs ou piano.
J’ai pu assister, pour la fête de la musique, à la représentation de sa suite op.5 pour orgue et c’est toujours un grand moment, une pièce complète qui se finit par une toccata impressionnante (la partie pédale avec des 32′ en live sur un gros instrument – ici il s’agit d’un orgue de salon- , ce que ne peut rendre une enceinte, c’est une expérience à avoir).
je vous laisse la fugue sur le nom d’A.L.A.I.N mais n’hésitez pas à écouter les œuvres cités plus tôt, j’ai mis les liens.
L’orgue moderne et profane aux USA
Dans l’épisode précédent je vous parlais des orgues géantes installées dans des galeries marchandes aux USA. Le début du XXème siècle est véritablement celui d’un engouement pour l’orgue, même en dehors de l’église, et c’est pour l’exposition internationale de 1915 à San Francisco qu’un exemplaire phare est construit dans l’auditorium (aujourd’hui avoir une salle de concert en France avec un orgue relève presque du rève…). Je vous laisse donc le reportage sur cet événement qui explique les tenants et aboutissants mais aussi l’histoire de Lemare qui fut le premier organiste municipal là-bas.
l’orgue de l’exposition de San Francisco : http://expositionorgan.org/
l’orgue de l’expo de San Francisco
C’est sur cette note profane que je vous laisse pour préparer la suite de l’épopée de cet instrument avec des épisodes particulièrement douloureux en France, dont on n’est pas encore remis.
A suivre…
—– Notes et compléments —–
(1) rappel: le sommier et la pièce essentielle de l’orgue qui distribue le vent aux tuyaux et sur laquelle sont enfichés les pieds de ces derniers, une espèce de gare de triage en quelque sorte.
(2) rappel: la traction est l’ensemble du système de commande partant des notes jusqu’aux soupapes permettant de faire rentrer l’air dans les tuyaux. Elle peut être mécanique (vergettes et abrégés), pneumatiques (pression et dépression dans des tubes), électropneumatique (circuits électriques et vannes), électrique (circuits électriques et électroaimants), ou informatique (signal électronique commandant une électro-vanne), voire un mix de tout cela.
(3) rappel musical: pour mémoire vous avez une sélection dans cet article de certaines sonates et symphonies qui précèdent les œuvres présentées ici.
(4) Dominique Lormier, La Bataille des Cadets de Saumur. Juin 1940, Les Chemins de la Mémoire, 2003,
(5) petite analyse (en anglais) des Litanies d’Alain: https://www.youtube.com/watch?v=XiBKSLoWWyc
Lectures :9241
Toujours aussi passionnant …Mais je n’ai lu que le début …
Il me faudra comme souvent reprendre de bout en bout…
Nous sommes entrés dans la période de l’orgue de Candé
Ou …nous nous en approchons
Orgue de Candé, oui on en a parlé à l’épisode juste avant 🙂
J’allais mettre cet article 15(2)sur la récapitulation générale….mais ….quelqu’un l’a déjà fait
Pourquoi lis-je encore une attaque personnelle contre mes goûts musicaux.?
Léon n’est pourtant pas l’auteur de cet Nartic
ne t’inquiète pas, en orgue peut être plus qu’ailleurs, la guerre entre baroqueux et « les autres » est farouche. On en parle d’ailleurs au prochain épisode. parce que contrairement aux autres instrument, l’orgue subit les lubies des groupes persuadés de détenir la vérité.
Bin Oualà.
60 ans à éviter d’écouter la moindre note du sieur Janacek
Et Vlan v’là Lapa qui passe.
Merci….
désolé!
moi j’aime bien.
on n’est pas encore dans le dodécaphonisme abrupte de maintenant…
A.L.A.I.N
Un grand plaisir même pour un baroqueux
La musique d’Alain a été considérée « proche » de celle de Bach (je conseille le lien de l’analyse de ses Litanies), je pense que Duruflé a rendu hommage en ce sens.
Toujours aussi passionnant.