Comme promis voici une série entièrement consacrée à cet instrument de musique. En différentes parties j’essaierai d’aborder à la fois l’histoire de l’orgue, mais aussi de sa facture, de sa musique et de ses interprètes. Je me permettrai quelques divagations autour du thème pour pointer quelques histoires mémorables, même si j’essaierai d’être autant que possible organisé de manière chronologique.
Sans nul doute vous ne trouverez d’instrument aussi intimement lié au développement de notre musique occidentale. Son histoire riche et passionnante, pourtant, semble méconnue par le grand public. Levons le voile au fil des épisodes…
Il est difficile d’imaginer que les grands orgues[i], dont on ne perçoit de manière lointaine que les buffets endormis dans les vastes nefs des vaisseaux de pierre, aient pour ancêtre commun une machine de taille aussi réduite qu’une cuisinière. Et pourtant, toute cette histoire n’aurait jamais eu lieu sans l’intérêt pour les machines hydrauliques d’un savant mécanicien Grec d’Alexandrie du nom de Ctésibios vivant au IIIème siècle avant JC.
Il est souvent admis que la civilisation grecque n’a pas donné à la musique l’importance que celle-ci avait dans d’autres civilisations (égyptienne, étrusque ou romaine), ce qui finalement mériterait d’être discuté. Même si cet art était largement moins poussé chez eux que l’architecture, la sculpture ou l’art poétique, il faut convenir que les auteurs grecs mentionnent quand même un grand nombre d’instruments en usage, dont l’un des principal était l’aulos (l’autre étant la cithare). Si je fais le détour par l’aulos, c’est que cette espèce de hautbois décrit par Théotraste comme composé de trois parties (dzeugos ou bec, holmos ou milieu et bombyx ou tube) fait de roseau et d’ivoire, plus rarement de buis ou métal, a inspiré à Ctésibios son invention.
Ce qui a intéressé ce mécanicien génial, ce n’est pas tant la musique que la possibilité de donner un souffle constant à l’aulos. Là où l’aulète[ii] devait s’arrêter pour reprendre son souffle, il permettait, lui, d’avoir une tenue des notes quasi infinie, avec une puissance vraisemblablement impressionnante. Il faut savoir que les auloi de cette époque possédaient entre 10 et 16 trous, chacun pouvant fournir trois sons de hauteur différente car les aulètes connaissaient déjà le doigté de fourche, la fermeture partielle et le passage à l’octave aiguë par renforcement du souffle. On en déduit donc aisément que l’instrument hydraulique de Ctésibios se devait d’avoir environ une trentaine de sons différents possibles, soit, la nécessité d’avoir une trentaine « d’auloi » raccordés à des hauteurs différentes.
Mais délaissons la partie sonore pour revenir sur l’invention en elle-même. L’utilisation de l’eau donne ici tout son intérêt et sa complexité à la machine. Elle permet de réguler l’air suivant une pression constante, ce qui autorise l’accord et la tenue. Cette invention fut désignée comme hydraulis, ou hydraule et commença à être décrite par JC. Philon puis Heron d’Alexandrie ainsi que Vitruve. Si nous avons d’assez bonnes descriptions mécaniques et techniques de la machine, qui devait vraisemblablement impressionner par sa complexité, nous savons hélas peu de choses sur la partie sonore et les capacités musicales.
D’un point de vue technique, l’hydraule se composait d’un réservoir d’eau à moitié plein dans lequel plongeait une cloche sphérique percée d’ouvertures. Deux tubes sortaient de la partie supérieure : l’un débouchait sur une pompe qui envoyait l’air dans le réservoir, l’autre conduisait l’air dans le sommier (support percé sur lequel reposait la partie sonore). A cette époque et dès la préhistoire de l’orgue, il est admis qu’existait déjà le clavier avec languettes revenant en place, grâce à un système de « ressort » (en réalité, une languette de corne), pour faire chanter les tuyaux ; de même qu’un système de registration pour faire parler les rangs de tuyaux sélectionnés. Un niveau de complexité tel qu’il ne sera pas retrouvé avant plus de mille ans en Occident, comme vous le verrez plus tard.
Il nous est parvenu, grâce à une inscription à Delphes les résultats d’un concours d’exécution musicale à l’hydraule datant de 90 après JC. Le vainqueur ayant remporté la victoire reçut une statuette de bronze, une inscription dans le temple d’Apollon, une bourgeoisie d’honneur et divers autres privilèges comme le droit d’interroger l’oracle en premier.
L’hydraule se diffusa principalement chez les Romains comme le montrent diverses représentations et récits. Par chance, deux spécimens ont jusqu’ici été découverts : l’un a Pompéi, le second à Aquincum près de Budapest. Cette dernière hydraule fut construite vers 228 après JC. Elle possède 52 tuyaux à bouche disposés en 4 registres[iii] de 13 notes commandés par des touches de bois recouvertes de laiton.
L’instrument était apprécié des empereurs romains, Néron le premier qui connut l’instrument par son précepteur Sénèque, puis Elabagal, Alexandre le Sévère, et Gallien dont les entrées dans le palais se faisaient au son de l’orgue comme nous l’apprend Pollion. A cette époque l’hydraule est appelée organa hydraulicae, parfois même encore organon ou organa. Attention cependant, jusqu’au Vème siècle environ, l’organa peut encore désigner la musique vocale.
L’orgue n’était pas, du temps des romains, réservé aux fastes des palais mais bien un instrument populaire que l’on retrouvait notamment aux jeux du cirque accompagné de cors ou de trompettes, les musiciens étant chargés d’illustrer musicalement ce qu’il se passait sur scène. Un rôle qu’on retrouvera 2000 ans plus tard dans le cinéma muet, mais nous n’en sommes pas encore là !
Nous avions donc là un instrument complexe techniquement (imaginez la problématique du réservoir d’eau pour le transport, les problèmes d’évaporation, d’érosion et de gel) mais très populaire, utilisé dans les villas et pour les fêtes et musiques de plein air, dans la rue ou au théâtre, c’est à dire, sans aucune réverbération due à l’édifice. C’est assez difficile à concevoir tant notre oreille est habituée à des sonorités comprenant des réverbérations de plusieurs secondes dans nos vastes édifices à l’acoustique généreuse.
Cet instrument, bien diffusé dans l’empire romain, disparut finalement avec lui. Les invasions barbares lui furent fatales. Et il ne resta plus, jusqu’au VIIème siècle en Occident, que le souvenir de cette extraordinaire machine des fastes lointains. Souvenir suffisamment tenace pour qu’il soit cité régulièrement par des auteurs n’en n’ayant jamais vu un seul, comme l’aurait été un animal fabuleux à l’allure exaltante et faisant planer un parfum nostalgique des splendeurs passées d’une époque révolue par des hivers barbares.
à suivre.
[i] Orgue reste masculin au pluriel quand il désigne plusieurs instruments.
[ii] Le joueur d’aulos se nomme aulète, le chanteur accompagné se nomme l’aulode
[iii] Le registre commande une série de tuyaux de timbre identique (appelés jeu) répartis suivant une gamme accordée et commandés par les touches du clavier
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Pour aller plus loin: un PDF très bien réalisé.
Une carte tirée du site: de Pascal Leray
Ceux qui me connaissent se douteront bien que je suis un fan de ce genre d’article . Le seul truc qui me semble mystérieux est le fonctionnement effectif de cet orgue à eau, à quoi cette eau servait puisque de l’air était insufflé par les pompes maniées à bras ou peut-être avec des pédales. Le fonctionnement exact de l’instrument est décrit ici. En fait l’eau permet de réguler la pression de l’air dans les tuyaux.
Léon vous ne lisez pas les liens que je donne :mrgreen:(vous avez un schéma du fonctionnement); mais je n’ai peut-être pas été assez explicite pour les lecteurs aussi je reprécise le rôle de l’eau:
elle est nécessaire pour donner une pression constante et donc un « vent » (terme de facture d’orgue) égal avec une pression qu’on peut donc déterminer mathématiquement; ce qui n’est pas le cas si on branchait un soufflet de forge directement. Cette maîtrise du vent est très importante pour le son comme on le verra plus tard (mais vous pouvez vous en douter déjà en soufflant différemment dans une flûte vous n’obtenez pas les mêmes sonorités…) ; elle n’a pu être achevée qu’au 19ème siècle seulement!
ce rôle de l’eau avait été oublié par la suite où, au bas moyen âge, certains auteurs pensaient que c’était l’eau qui faisait chanter les tuyaux. Chose amusante, l’orgue a eau existe de nos jours. Tous les orgues jusqu’au 19ème siècle vont donc avoir des problèmes d’alimentation en air et de stabilité des pressions puisqu’ils n’utiliseront plus l’eau; autrement dit, si JS.BACH testait un instrument –voyons s’il a de bons poumons– avec un accord grave, tous jeux mis de ses dix doigts, ce n’est pas par hasard: la très large majorité des instruments de son temps avait une alimentation défectueuse.
Oui, pardon, Lapa, effectivement pour avoir négligé d’aller voir votre lien je vais réciter deux pater et trois ave
Avec votre explication on comprend bien désormais.
Merci à Lapa pour cet article passionnant. On en redemande et je crois bien savoir qu’on sera exaucés! 😀
Très intéressant, merci, j’ai appris quelque chose grâce à Disons.orgue !
En complément, voici comment vous pouvez vous-même fabriquer un orgue à eau. Une géniale interprétation à l’orgue à eau postmoderne du final de la 9e symphonie de Beethoven et du Canon de Pachelbel. Sans parler de la sublime musique produite par cet extraordinaire hydrôlophone…
Trop forts tes liens
et oui! dire qu’étant allé à Toronto je ne suis même pas allé voir cet instrument.
Shame on me
Qu’il me soit permis de saluer l’attention de Lapa qui partage ma conception de la documentation.
Une carte est toujours un élément indispensable .
Euhhhh , un peu de modestie , c’est très certainement moi qui et non pas lui qui…
en plus j’ai toujours aimé les cartes. Une source de connaissances impressionnante.
Avec Léon et Philippe Nous sommes allés voir celui-là le lundi 23 août à Pontaumur. Par un coup de bol exceptionnel , notre groupe comptait un organiste qui nous a offert un petit concert pas piqué des vers.
Cet orgue aurait été construit à l’identique de ce lui sur lequel jouait Bach . Enfin , un de ceux sur lesquelles ( sur lesquels??)
Louons le destin qui nous a réunis dans la galaxie Cybion et qui nous en a expulsé pour vivre de tels instants.
Comme on a été infoutus de retrouver ensuite le gars, il lui est instamment demandé de se faire connaitre au comptoir des mélomanes http://www.disons.fr
ou par Mail j_csar@orange.fr
Seuls les plus perspicaces auront compris que nous l’avons aussi entendu
La précision est utile. Je confirme la visite commune, et précise que ledit orgue sonne très bien, dans des registres baroques tout à fait réussis.
Le titulaire nous a offert un Choral du Veilleur très bien venu.
Nos lecteurs auront compris que nous n’hésitons devant aucun voyage, fût-il circumterrestre, pour leur rapporter des connaissances culturelles qui enrichissent leur savoir: même les orgues auvergnates ont été l’objet de nos recherches fébriles et lointaines dans l’intérêt de la science et de l’art.
alors je ne doute pas que vous ayez apprécié ce bel instrument. néanmoins, et on y reviendra, ce genre d’instrument est une connerie monumentale qui n’a pas beaucoup de sens et dont l’orgue français crève aujourd’hui. les espèces de copies pastiches d’un temps où l’orgue était loin d’être maîtrisé avec la prétention de rendre « comme à l’époque », comme autant de fantasme d’un parfait lointain. je le dit tout net: ce genre d’instrument neuf est une aberration, un non sens complet et a autant d’intérêt qu’un mec qui copierait des Raphael. C’est joli pour décorer le salon, mais finalement ça n’apporte pas grand chose à l’art. Et surtout c’est un signe de mort de l’art et de l’artisanat que de refuser les progrès considérables qui ont été effectués en 4 siècles.
l’étendue des claviers et de la pédale n’est même pas aux normes du XIXème siècle! impossible de jouer la musique post-1850. Quant à l’accouplement à tiroir, on croît rêver: obliger l’organiste à arrêter de jouer pour changer de registration est un non sens de nos jours.
si ça se trouve, ils ont laissé les soufflets à pieds et à mains et une alimentation défectueuse comme à l’époque?
le tempérament inégal peut encore se défendre pour la musique baroque, mais utiliser des claviers normaux (61notes ou 56 notes, sans octaves courtes) un pédalier normal (32notes BDO) et un accouplement au moins à cuillère, si ce n’est par combinateur électronique, aurait été la moindre des choses et n’aurait aucunement amputé ses possibilités de jouer du Bach.
Là on livre un truc neuf clairement handicapé en faisant fi de tous les progrès accomplis et des expériences précieuses. Du toc, tout simplement. Supposé idéal pour jouer la star actuelle censée remplir les concerts… pour combien de temps un art qui ne se tourne que vers son passé sera encore considéré?
mais c’est un énorme débat qui n’a toujours pas fini d’agiter la communauté organistique française et qui date des années 20… on y reviendra!
ceci étant le buffet, peu novateur est beau et je ne doute pas que le choral de Bach a dû être très appréciable.
Voilà, Lapa, une prise de position très intéressante et avec laquelle je suis assez d’accord. Une question toutefois : à part les aspects techniques (accouplements de jeux, fiabilité de la machinerie) tempérament et étendue de la tessiture, les orgues du XXe ont-il une registration sonore très différente de ceux du XVIIIe ?
Et au fait : qu’est-ce qu’une octave « courte » ? Première fois que j’entends ce terme…
Lapa,
Nous ignorons jusqu’à quel point cet orgue est une copie de celui de Bach: peut-être la technique est-elle moderne, et seuls les jeux copiés.
Des détails ici et ici.
Des détails techniques ici.
Oui j’entends bien, j’ai été voir les caractéristiques, par contre aucune info sur les pressions et les vents, pourtant essentiels. je maintien ma position, ne pas mettre toutes les notes d’un clavier c’est comme enlever les ç , les £ et les ù d’un clavier d’ordinateur car on s’en sert presque jamais et de le fournir sans pavé numérique… ce qui est amusant c’est leur justification par dénigrement des « experts qui voudraient que l’orgue soit capable de tout jouer ». Il est bien clair que la composition sonore n’est pas véritablement remise en cause, de même que le choix du tempérament; c’est juste l’attitude qui ne me semble pas en accord avec l’intérêt d’un instrument neuf. Comprenez bien qu’on n’a pas la chance d’avoir le budget pour la construction d’un orgue neuf tous les jours. Ces instruments se font rares. Que léguerons nous à notre descendance? des copie d’anciens? avons-nous trop honte de nos innovations ou compétences? Ignorer la grande majorité du répertoire d’orgue, passe encore car il semble délicat de pouvoir être un instrument hybride (ce n’est pas faute d’avoir essayé depuis le XXème siècle d’ailleurs). Bon mais même en se focalisant sur un seul compositeur il était possible de ne pas amputer cet orgue. un autre truc qui m’énerve c’est cette prétention à l’authenticité « le premier orgue de Bach » mais comment savoir comment il sonnait à l’époque? impossible. comment savoir ce que Bach (tout jeune d’ailleurs) en pensait? keudalle. Dans ce cas pouvoir avoir mis une soufflerie électrique? Et l’harmonisation? peuh… mise à part la taille des tuyaux et la composition, le reste c’est la reprise des inconvénients techniques de l’époque: pour faire plus vrai. La belle affaire. Ces restitutions dignes des musées qui ne peuvent se payer les originaux sont une voie tentante et j’avoue que plus jeune je pestais de ne pas avoir à proximité d’instrument adapté à la littérature baroque et uniquement des romantiques, mais que diable! on peut concilier maintenant très aisément techniques modernes et harmonisation et tailles anciennes. Pour répondre à votre question: oui énormément de choses changent suivant les époques au niveau des orgues, notamment pour les jeux, mais ce n’est pas ça qui gène, c’est surtout le dédain de tous les progrès techniques et des évolutions qui ont été faite depuis le 18ème qui me gêne: étendue des claviers et pédalier, facilité de registration, pression différentes par sommier, normes d’agencement de la… Lire la suite »
Salut à tous,
Un orgue a été offert par une ambassade de Constantin V, empereur de Byzance, à Pépin le Bref en 757. (j’ai lu ça dans wikipedia)
bravo Lapa pour cette histoire de l’orgue, ça m’intéresse.
Oui un peu de patience, cela arrive 🙂 effectivement.
lors d’un séjour à Rennes avec des amis, nous avons pu visiter là-haut (dans) un orgue ; en fait, un des copains était organiste et il a pu très facilement y avoir accès en demandant au responsable de l’église.
Et comme le dit Thomas Lacôte(lien) le son est très différent de la haut.
(je ne sais pas ici mettre un lien correctement)
Thomas Lacôte, organiste, à la Cathédrale de Nevers
http://www.youtube.com/watch?v=pbcXCg5kLhY
oui merci pour le lien, effectivement la gestion du son est tout une technique!
L’organiste de Pontaumur nous disait que la tribune de l’orgue, où est l’organiste, est le pire endroit pour entendre l’instrument. Est-ce votre avis, Lapa ?
Nous avons pu apprécier de auditu le son plus rond, puisque entre autres réverbéré de plus près, dans la nef.
clairement et le pire, c’est quand l’organiste joue avec d’autres instrumentistes!
vous comprendrez pourquoi certains organistes portent des casques de retour son.
Excellent article Lapa, je passe vite car moi aussi il faut que j’écrive pour Disons, mais de toute manière, j’aime trop l’instrument et son répertoire pour ne pas y revenir.
Je suis d’accord avec vous sur les copies conformes, c’est regrettable à mon sens, un exemple absurde est qu’une copie parfaite d’un orgue français n’aurait que le malcommode pédalier à marches de l’époque chez les instruments français, et non pas le pédalier à l’allemande à lames parallèles, ce qui serait un non-sens. J’aurais à en dire là dessus, mais il y aura un temps pour cela et il faut que je travaille de mon côté.
Merci Wald. Pour la copie d’un pédalier totalement incommode sur des orgues NEUFS (je ne parle pas de restauration d’ancien dont le matériel était suffisamment intéressant) : ne plaisantez pas, cela existe, on a des noms et des exemples. et payé par nos impôts bien sûr (petite note populiste de bon aloi ;-))