Un chien à bord ?
Faisant suite aux bistrots du jour, Disons.fr présente l’avantage de proposer une page quotidienne appelée « le jardin du jour ». D’une durée éphémère, elle permet des discussions à bâtons rompus sur des sujets divers et variés, hors de tout contexte. C’est ainsi que je fus interpellé par Ranta alors que je signalais la mise en service du CMA-CGM JULES VERNE, le plus grand porte conteneurs au monde à l’époque et que je faisais remarquer : « Je n’aimerais pas être second à bord de ces bateaux ! ».
Aussi sec, Ranta, esprit curieux s’il en est, toujours avide de connaissances et avec le style inimitable qui le caractérise, posa la question qui tue : « Pourquoi, qu’est ce qu’il a de spécial le second à bord ? ».
Rhâââ, punaise ! Comment répondre à cette question dans un commentaire de quelques lignes sur un blog sans passer à côté de l’essentiel ? Mission impossible ! Pourtant cette question est intéressante et mérite une réponse détaillée, ne serait-ce que pour rendre hommage à ces générations de marins toujours dans l’ombre mais indispensables à la réussite de l’expédition maritime de chaque navire.
Les grades de la Marine Marchande
L’autre jour, furetant dans mes archives, je suis tombé sur le témoignage d’un capitaine au long-cours et qui décrit, mieux que je ne saurais le faire, la fonction de second à bord des voiliers cap horniers de la fin du XIXème et début du XXème siècle. C’est à bord de ces navires qu’a été formalisée la fonction de second dans la Marine marchande française, cette des cription ne concerne pas la Marine nationale ni la Pêche où la répartition des tâches est différente, l’objectif étant lui-même différent. Et voilà ! Je la tiens la bonne réponse à la question de Ranta, allons-y !
Bien évidemment que les conditions de vie à bord et de navigation ont évolué, mais en amenant leurs lots de complexités, de réglementations, de paperasseries et somme toute, de tracas supplémentaires pour le second.Toutefois, la base du métier n’ayant pas changé, un regard sur le passé me semble toujours intéressant et instructif. Voici le résumé du récit qu’en fait le commandant Jean RANDIER [1].
« Monsieur » – le chien du bord
La loi, l’armateur, le courtier connaissent le capitaine. Mais qui connaît le second ? On l’appelle « Monsieur ». « Monsieur Untel », dit le capitaine quand il s’adresse à lui. « Monsieur », tout court, disent les matelots et les gens de terre. Sa cabine est exigüe et peu remarquable ; d’ailleurs il n’y est pratiquement jamais, premier debout, dernier couché, toujours au travail, partout et pour tout. « Mister Mate », comme l’appellent les anglo-saxons, est connu sous le sobriquet de « chien du bord ». Un chien affectueux pour son navire et que « le maître après Dieu » traite presque comme un chien quand la fantaisie lui prend.
Le second est parfois un homme d’âge qui ne commandera jamais. La raison ? Peut-être une vieille histoire sur le cahier rouge de l’armateur, pas le brevet suffisant, pas l’étoffe d’un capitaine, qui sait ? Plus habituellement, c’est un jeune homme qui accumule ses soixante mois de navigation avant d’aller au « cours » où il obtiendra son brevet de commandement. Celui-là en fait plutôt trop que pas assez. Il se donne pleinement à son travail et plus il en fait, plus il semble que les reproches lui tombent dessus comme de la grêle, prononcés du ton sans réplique, propre au « maître suprême ».
Le second est le chef du personnel à bord, ce qui explique la préférence bien connue des capitaines américains et allemands pour les gaillards athlétiques avec lesquels ils étaient au moins sûrs de voir les équipages marcher rondement. Il fait appliquer la discipline et, s’il ne sanctionne pas lui-même, il en réfère au capitaine : rôle ingrât.
Le chargement lui incombe entièrement. En ces temps d’économies extrêmes, on débarquait la plus grande partie de l’équipage dès l’arrivée dans un port d’Europe et le capitaine lui-même quittait le navire, qui restait aux soins du second : à celui-ci de se débrouiller pour le faire charger. Lorsque le chargement arrivait, le « chien du bord » – toujours livré à lui-même – devait avoir l’œil sur le stevedore et sur son équipe de dockers : de l’arrimage dépend la vie du navire, du chargement bien réparti dépendent sa marche rapide et ses qualités évolutives, le roulis, le tangage et la sécurité.
Au port, le second fait gréer les bigues, parer les treuils ; il répartit ses équipes. L’opération du déchargement se fait, elle aussi, sous sa direction : il doit garder assez de poids dans les fonds, au milieu, tandis qu’on embarque à l’avant et à l’arrière du lest, pour continuer à décharger en sécurité. A la fin de la journée, il se peut que le capitaine, revenant de terre dans sa balènière, demande : « Combien de tonnes aujourd’hui ? », et que le malheureux « chien du bord », ayant répondu, s’entende signifier sèchement : « Eh bien, Monsieur, l’Allemand qui est derrière nous en a fait deux cents de plus ! ».
A la mer, le second fait son quart, douze heures, avec sa bordée de bâbord, ce qui ne l’empêche pas de diriger en plus les travaux d’entretien des hommes et d’y participer lui-même. On l’a vu sur certains navires – en personne, en sabots et bleu de travail – lâcher le pinceau, le marteau à piquer, pour prendre le sextant au moment de la méridienne.
Tout l’entretien du bord lui incombe : piquage de la rouille, peinture, visites périodiques du gréement et de la mâture, des ancres et des chaînes ; surveillance du chargement, tant au port qu’en mer ; entretien des treuils, winches, cabestans, guindeaux et circuits de vapeur ; remplacement des manœuvres usées, des poulies détériorées ; confection, le cas échéant, d’un gréement de fortune ; démâtages, remâtages des mâts et vergues de perroquet pour se conformer à la réglementation de certains ports ou pour passer sous certains ponts.
Il lui faut disposer d’une équipe de matelots et d’un maître d’équipage en qui il ait toute confiance et dont il entretienne l’esprit coopératif. Autrement, c’est la lutte ouverte, un travail médiocre et, en fin de voyage, des notes à la Compagnie qui augurent mal d’un futur commandement.
A la manœuvre, les commandements du second ne sont pas toujours biens reçus par les vieux boscos et matelots qui, bien que d’accord sur ce qui doit être fait, n’obtempèrent qu’en grommelant. Que de trésors de diplomatie « Monsieur » doit-il employer, coincé comme il l’est entre le « grand mât » et les fortes têtes du grand et du petit rouf ! Les intimes du second sont, le plus souvent, les lieutenants et le pilotin.
L’heure des repas – vite expédiés dans la chambre – est une épreuve : repas silencieux avec de l’électricité dans l’air. Beaucoup de capitaines éprouvent – et qui pourrait les blâmer de cette faiblesse humaine ? – un malin plaisir à laisser prendre à leur second des initiatives : d’où les félicitations immédiatement votées au capitaine, si tout va bien, et des reproches à n’en plus finir au second, si tout va de travers.
Ce tableau, bien entendu, s’il est usuel sur les long-courriers, n’est pas de rigueur : de belles amitiés se sont nouées entre les capitaines et leurs officiers.
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in "Hommes et navires au CAP HORN", Jean RANDIER, éditions Hachette 1974Lectures :10876