1943- La vie quotidienne à Bordeaux est de plus en plus difficile, mais tout a changé. Après l’attaque japonaise sur Pearl Harbour, les Américains sont entrés en guerre. Avec les Britanniques, ils ont débarqué en Afrique du Nord. Les allemands ont occupé la zone «libre», la flotte Française s’est honteusement sabordée à Toulon au lieu de rejoindre l’Algérie, mais pour beaucoup de Français la situation est devenue plus claire, le gouvernement de Pétain n’est plus qu’un fantoche aux ordres d’Hitler, et la défaite allemande est devenue inévitable. En Russie, Staline et l’Armée Rouge regagnent les territoires perdus et infligent des pertes énormes à la Wehrmacht. En Libye Montgomery est en train d’écraser Rommel, et nous avons appris par la B.B.C. la glorieuse conduite de la Brigade Française Libre à Bir-Hakeim. En Algérie, l’armée française se reconstitue et combat aux côtés des Britanniques et des Américains pour chasser les Allemands de Tunisie. Depuis l’Angleterre, les escadres de bombardiers américains et anglais écrasent les villes allemandes.
L’espoir a changé de camp
Dans ma famille, par contre, le malheur a frappé. Mon père est mort d’une crise cardiaque, et ma mère se retrouve seule, avec de faibles ressources pour nous faire vivre, mon jeune frère Jean-Pierre très handicapé, ma sœur Micheline et moi. J’ai été reçu à Maths-Elem, je suis donc bachelier, mais il n’est plus question de continuer mes études.
Adieu le Lycée, adieu la Fac… il faut travailler pour gagner de l’argent. Mais où travailler, sans travailler pour les Allemands ?
Avant sa mort, mon père avait effectué divers travaux de dessin et de photographie pour diverses entreprises bordelaises, et je vais d’abord me consacrer à l’établissement des factures et à leur encaissement, et ce ne sera pas toujours facile. Je vais découvrir qu’il y a des gens honnêtes et d’autres qui le sont moins et vont essayer de profiter de notre malheur pour payer le moins possible…
Je continue aussi à rencontrer le «chef» qui m’utilise un peu comme « agent de liaison ». Les Allemands ont isolé le quartier autour de l’église Saint-Michel et l’ont interdit aux soldats de la Wehrmacht. Les rues sont barrées et d’immenses panneaux indiquent, en allemand, «quartier nègre, interdit aux membres de l’armée allemande». Le Negerviertel plusieurs photographies
Ce qui maintenant s’appelle la «Résistance» va s’efforcer de profiter de cette situation, mais il y a le «couvre-feu», il y a les patrouilles, il y a la « Gestapo ». Il faut donc se méfier et éviter toute imprudence. Les bombardements aériens deviennent plus fréquents, visant surtout le port et les docks de Bacalan où se construit l’immense base sous-marine en béton armé qui existe toujours et sert à abriter les bateaux de tourisme. La Défense Passive fait de son mieux pour alerter et secourir la population victime des bombardements et la Croix-Rouge Française crée des équipes de «secouristes-brancardiers», qui, après les bombardements vont au secours des Bordelais dont les maisons ont été détruites par les bombes «égarées». Avec l’accord de ma mère, je m’engage dans l’équipe de notre quartier, qui s’installe chez nous, rue d’Ares, et vite je deviens le chef de cette équipe qui comprend un jeune médecin, une infirmière, une camionnette à gazogène, des brancards, des trousses de secours, et une vingtaine de garçons et de filles du voisinage. L’ambiance est excellente. Nous avons un brassard de la Croix-Rouge, un casque français peint en blanc avec une croix rouge, un masque à gaz. Nous avons aussi trois papiers formidables pour moi : une carte de la Croix-Rouge, un «laissez-passer» de la Défense Passive et surtout un «Ausweis» délivré par la «Kriegsmarine» qui permet de circuler dans Bordeaux pendant les alertes et pendant le «couvre-feu». Ce dont j’avais besoin pour pouvoir faire tranquillement mon travail d’agent de liaison sans prendre de risque inutile. A chaque alerte aérienne, toute l’équipe se précipitait chez moi, nous nous équipions, et pendus au téléphone, nous attendions l’ordre du P.C. de la Croix-Rouge, qui était installé rue de Cheverus et d’où le patron, le Commandant Faugères, nous indiquait dans quel quartier nous devions aller porter secours. Remplir une mission, porter secours à mes concitoyens bombardés, sauver des blessés, et tout cela avec une équipe de copains et de copines d’un dévouement et d’un courage exemplaires, dans un climat d’amitié et de camaraderie, c’était pour un garçon qui allait avoir 18 ans, le réconfort nécessaire pour surmonter le malheur qui avait frappé ma famille. Et je n’avais pas du tout le sentiment de trahir en quoi que ce soit l’idéal de la Croix-Rouge, en utilisant les facilités qu’elle m’accordait pour continuer à apporter ma modeste contribution à la lutte contre l’occupant allemand. Notre équipe a bien fonctionné, s’est bien dévouée jusqu’en août 1944, quand Bordeaux a enfin été libérée de l’occupation nazie.
L’administration française fonctionne bien, mais avec une certaine lenteur… Huit ans plus tard, je recevais de la Mairie de Bordeaux une lettre signée de Jacques Chaban-Delmas, datée du 16 décembre 1952, me donnant «droit au port de la Médaille Commémorative de la Guerre 1939-1945 avec barrette «Défense Passive» en témoignage des services rendus à la population bordelaise »- fin de citation-
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La reparution de cet article me permet de vous faire part d’une remarque et d’une anecdote …
La remarque porte sur la quasi-indifférence dans laquelle François Jacob, prix Nobel et grand Français Libre s’est éteint. Un des derniers Compagnons de La Libération, cette aristocratie de la France Libre dont beaucoup d’icônes autoproclamées de la résistance de gauche ne faisaient pas partie. je pense notamment aux Aubrac que Charles de Gaulle n’avait pas voulu distinguer en raison de certains doutes pesant sur leur comportement ou à Stéphane Hessel qui ne fut qu’un acteur très mineur de la France Libre. Rien à voir avec un Jacob ou des hommes comme Roger Ceccaldi que Fufu a bien connu. Qu’on ne pense pas que le général ne voulait pas reconnaître les mérites des gens de gauche, ils sont nombreux parmi les compagnons, d’Alain Savary à Rol-Tanguy ou Georges Guingouin …
Pour info, Sylvain Rakotoarison a publié hier sur Maboul un remarquable article sur François Jacob, article moinssé à 53 % 😯 . Notons que pour une fois le philocycliste s’est à peu prés correctement comporté.
L’anecdote porte sur la médaille de la résistance, qu’il fallait solliciter après-guerre . Lorsqu’il est revenu d’Indochine en 1947, mon père découvrit que de très nombreux imposteurs, ex-collabos, tondeurs de femmes ou ce qu’il appelait « colonels-archevêques-FTP » l’arboraient fièrement. Ses titres la lui auraient largement valu mais, écoeuré, il refusera de la demander . La France, toujours généreuse en a accordé 44.000 😆
Oui, assez d’accord. Voilà un type qui est d’une tout autre calibre que, par exemple, le Stéphane Hessel. La médaille des Compagnons de la Libération est effectivement l’une des rares décoration en France à ne pas avoir été bradée. Et que dire de la légion d’honneur…
L’article de Wikipedia apprend encore d’autres choses sur sa vie. Et, en particulier sur sa femme et ses enfants qui ont eu aussi, des vies pas banales.
Bonjour Snoopy.
Merci pour Jacob merci pour le salut à ceux de nos pères qui avaient conservé le sens de la dignité.Ils avaient tout donné il leur fut bien peu rendu.