Du pigeon à la bicyclette, les enjeux du progrès.

J’aime bien lire le blog de Jean Dominique Merchet, il sait rendre clair ce que d’autres chroniqueurs prolixes embrouillent exprès pour se donner de l’importance. L’été dernier J.D. Merchet nous parlait de la question écrite d’un député UMP du Nord plaidant pour un retour nécessaire à une pratique ancienne des transmissions militaires : la colombophilie militaire. Le représentant du peuple se voulait astucieux en cachant habilement son lobbying électoraliste favorable à une passion partagée par ses concitoyens, sous des inquiétudes motivées par une apparente connaissance de la chose militaire.

Notre élu soulignait « l’utilité du pigeon voyageur en cas de conflit armé. En 2011, l’armée chinoise a décidé de « recruter » et d’entraîner 10 000 pigeons voyageurs, en plus des 200 déjà existants. En effet, en cas de conflit armé, une panne généralisée sur les réseaux de communications pourrait survenir. Dès lors, le pigeon voyageur resterait un des seuls outils de communication capable de transporter des messages »

Dans sa réponse le Ministre de la Défense, tout en saluant l’ingéniosité du Député, n’a pas manqué de lui faire savoir qu’on ne l’avait pas attendu :

« le pigeon voyageur a présenté, au cours de l’histoire, un intérêt certain en matière de transmissions militaires. Sûr et endurant, il a souvent permis de s’affranchir de lignes de communication terrestres non sécurisées. Les armées disposent ainsi du dernier colombier militaire d’Europe sur le site du Mont-Valérien, en région parisienne. La France recense, en outre, près de 20 000 colombophiles amateurs, susceptibles d’apporter un précieux concours en cas de forte fragilisation des réseaux civils de télécommunications. »

Le ministre dans sa bonté lui a épargné la citation de Sun Zu

« Ce qui permet à un gouvernement intelligent et à une direction militaire avisée de surpasser les autres, et d’accomplir des exploits extraordinaires, c’est la connaissance anticipée. (…) C’est par des hommes qu’on doit l’obtenir, des hommes qui connaissent la situation de l’ennemi »

….Ça peut toujours servir dans les salons où l’on cause

Le renseignement , quelle mine d’histoires incroyables.

Fin des années 60 j’ai connu un Polonais, mort depuis, ayant combattu pendant la guerre dans l’armée britannique , il finira bien plus tard sa carrière « Aux grandes oreilles de Berlin » Il aimait jouer aux échecs et me racontait des tas de trucs et de machins. Il me parlait d’Enigma. Quand il se lançait dans ses récits, je gagnais, bien sûr.

Ah ENIGMA !

Nous y reviendrons un jour…

Les Polonais passèrent leur trouvaille aux Britanniques qui, eux-mêmes, la passèrent aux Américains. Ces derniers, sans doute inspirés par les Français, doublèrent Enigma par un second cryptage rajouté. L’originalité de cette deuxième couche est le sujet de ce Nartic. Une légende familiale veut que les transmissions françaises de la guerre de 1914 aient été faites en clair mais/et en breton….

Les américains, eux, attendent 1919 pour s’intéresser au cassage de code et au cryptage. Auparavant l’idéologie nationale ou  une singulière naïveté leur interdisait de fouiller les affaires du voisin. Donc,  pour ce faire, ils créèrent la Black Chamber sous la direction de Herbert Osbourne Yardle. Dès le début ils entreprennent le décryptage des codes japonnais. À la veille de la guerre, quatre ans plus tard, tous les services disséminés sont regroupés dans un seul S.I.S ( Signal Intelligence Service). Hélas pour leurs troupes, un certain amateurisme général à toute l’armée US, des fuites multiples, l’ingéniosité des ingénieurs japonais et allemands permettent d’intercepter et de casser n’importe quel message allié.

Il faut savoir que, dans les débuts de la guerre, l’emploi d’Enigma n’était en rien généralisé pour les messages inter alliés et que, de plus, il ne fallait surtout pas que les puissances de l’Axe puissent se douter qu’on lisait les leurs.

Bien des villes et des convois, bien des îles du Pacifique payèrent cette confidentialité obligatoire.

Averti en temps et en heure, Staline, lui, refusa de croire ce qu’on lui disait. Il adopta la même attitude vis à vis de ses propres services. L’immense travail de Richard Sorge à l’Est et de Leopold Trepper à l’Ouest fut  sous évalué délibérément par Moscou.

Sous la pression des événements et des catastrophes en cascade au printemps 42, l’État Major US fait table rase . On procède alors à une refonte totale des systèmes de sécurisation. On aurait pu y penser plus tôt. Il fallait créer la surprise, on fit donner les gens qui avait des idées.

Philipp Johnston,  employé des services de transmission, élevé chez les Navajos en souffla l’idée au le lieutenant-colonel James E. Jones qui recherchait une idée de chiffrage imparable. Les Navajos parlent une langue qui n’a aucun rapport avec les familles de langues européennes ou asiatiques. Les esquimaux sont aussi de ces raretés. Coup de chance, on ne comptait aucune visite en territoire Navajo d’historiens, ethnologues ou simples étudiants allemands depuis 1922.

La décision est prise, la mission « code talkers » est lancée.

L’armée US va alors inventer l’écrit Navajo de toutes pièces. Un vocabulaire , un alphabet, une écriture à partir de phrases orales connues des seuls Navajos___ On ne saurait déconseiller le fim Wind Talkers de John Woo. Ignorant les formules mathématiques ce code était pour longtemps indéchiffrable.

Il suffisait aux « guerriers » d’apprendre un lexique

  • Besh-Lo = Saumon= poisson de fer sous-marin
  • Dah-he-tih-hi = Colibri => avions
  • Donc-la-ih = étoile …général

De 1942 à 1945 , d’Arizona et du Nouveau-Mexique, 450 indiens vont être utilisés aux deux bouts des transmissions vitales, 29 d’entre eux sur le terrain des opérations les plus dangereuses. Ils étaient accompagnés par des gardes spéciaux chargés de les protéger jusqu’à l’extrême limite, limite consistant à les éliminer plutôt que de les laisser tomber aux mains de l’ennemi. Ils furent employés durant la guerre froide jusqu’à leur « déclassification » en 1968. Sur les 29 , 4 vivaient encore en 2004.

Peut-être moins connus , d’autres messagers furent utilisés dans la guerre du Pacifique. Cette fois là l’Etat-major US est allé chercher un peuple connu pour ses origines très anciennes et à la langue sans équivalent ni correspondance avec les langues indo-européennes… Peut-être en Asie , mais alors il faudrait vraiment un coup de pas-de-bol! Encore une fois, il fallait doubler l’Enigma par une astuce supplémentaire. On savait qu’au bout du compte les Japonais, disposant des mêmes matériels, arriveraient à décrypter les message. De plus, la conduite des opérations ne pouvaient se satisfaire des longueurs excessives de codage/décodage .

« Egon arretaz egunari » « Sagarra eragintza zazpi » furent les deux messages qui avertirent les troupes sur place, pour le premier, et lancèrent pour le second, les opérations de Guadalcanal.

[1= « Soyez attentif au jour J »] le 1er Août 1942 et le second six jours plus tard [2=« Opération pomme 7 »]

Les messages purent être envoyés en clair sans que les Japonais puissent rien déchiffre. Un capitaine des transmissions , fils d’émigrants basques , Frank D. Carranza, avait remarqué sur sa base que 60 Marines parlant basque ( Euskara) et anglais se préparaient à embarquer. Il tenait ses code-talkers.

Nimitz en fit un système .

En mélangeant toutes ces langues, les décrypteurs japonais devaient y perdre un peu beaucoup de leur latin. Le lundi on leur servait de l’euskara, le mardi du navajo, le mercredi de l’iroquois, le jeudi du comanche, les vendredi à nouveau de l’euskara, les samedi un petit peu de tout,    ♪♫ et le dimanche jour du seigneur ♫ ♪  on leur servait à nouveau du navajo, et ainsi pendant des mois. Ce code incompréhensible pour l’armée impériale japonaise se révéla déterminant dans les victoires alliées du Pacifique.

On abandonna l’usage du basque quand Washington apprit qu’une colonie d’au moins 30 espagnols était toujours sur le sol japonnais.

Codeurs un jour, codeurs toujours, on saura apprécier le coté farceur du destin à la lecture de cette information de février 2013 de la revue en ligne Capital.fr.

Le FBI, le ministère saoudien de l’Intérieur et, demain, la Chine : une minuscule société basque assure la sécurité informatique d’un nombre croissant d’institutions stratégiques et d’entreprises sensibles dans le monde entier.

Les transmissions c’est comme ça.

Tout le monde n’a pas un jeune frère ayant fait son service militaire au standard téléphonique d’une base du Poitou Charentes. Un standard à l’ancienne avec tableaux et fiches. Un soir un peu chaud du début des années 70, il fêtait avec des amis, de garde comme lui,  je ne sais plus quel naissance ou mariage ou victoire sportive. Faut-il chercher une raison pour faire la fête quand on a la chance de faire son service à Cognac ? C’est ce qu’à l’époque la France faisait de mieux comme arme de destruction massive. De blagues en badineries alcoolisées, il en vinrent à se battre à grand coups de brocs de cafés et de chocolat du réfectoire à coté, jusque dans les couloirs et jusque dans le local du standard, centre vital des transmissions de la base. Un central noyé dans tous les liquides disponibles. Puis le combat cessa faute de combattants valides.

Le lendemain matin mon frère un peu pâteux, fut fort surpris par le spectacle d’un bataillon de petits  cyclistes  parcourant la base dans tous les sens avec l’air de savoir où ils allaient. Dans l’adversité, l’armée française avait su faire face. Les ordres, contre-ordres et à-vos-ordre- chef circulaient à vélo.

Le frangin prit un long moment avant de comprendre la raison de cette cyclopédique animation et faire le lien. Pas un seul téléphone en état de marche sur toute la base. Un Pitaine un peu furax évoqua l’éventualité de la  Forteresse.

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9 Commentaires
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Léon
Léon
22 avril 2013 13 h 22 min

Euh? c’est quoi exactement « Enigma » ? :shock::?:

Lapa
Administrateur
Lapa
22 avril 2013 17 h 34 min
Reply to  Léon

l’histoire de la machine Enigma est passionnante Leon. Je suis sûr que ça t’intéresserait. Historiquement c’est un épisode à connaître pour la seconde guerre mondiale.
Après mathématiquement c’est aussi un autre intérêt pour ceux qui adorent les algorithmes et la cryptologie.

Cosette
Cosette
22 avril 2013 18 h 47 min

Etonnante cette entreprise basque. C’est pas gênant pour une seule boîte d’avoir des clients qui peuvent avoir des intérêts complètement opposés? être en concurrence?

La France recense, en outre, près de 20 000 colombophiles amateurs c’est énorme! sur wikipédia ils seraient 12 500 dont la moitié dans le Nord de la France? (Momo le colombophélé lui ses pigeons il les entretient chez maboulvox)

Les américains, eux, attendent 1919 pour s’intéresser au cassage de code et au cryptage. Auparavant l’idéologie nationale ou une singulière naïveté leur interdisait de fouiller les affaires du voisin.
Ils se sont bien rattrapés depuis 😆