Pendant l’hiver, au début de 1941, Bordeaux était triste. Les uniformes « vert de gris » s’affichaient sur le cours de l’Intendance. Les restrictions alimentaires se faisaient de plus en plus sentir, mais la vie des bordelais continuait. Dans les familles, le plus difficile était de trouver à manger. Les cartes d’alimentation, les tickets de pain et le «marché noir» avaient fait leur apparition.
Au lycée, dans la partie que les allemands nous avaient laissée, la vie aussi continuait. Il fallait travailler pour réussir le «bac» en juin. Et c’était difficile… Comment ne pas penser à la guerre, à la courageuse résistance des britanniques, aux «Français Libres» qui avaient rejoint le général De Gaulle à Londres. Le soir, malgré le brouillage, nous écoutions la B.B.C., et nous savions que plusieurs colonies françaises d’Afrique s’étaient ralliées à la «France Libre», que des «Forces Françaises Libres » se constituaient et avaient commencé à combattre, dans les airs, sur mer, et même sur terre en Ethiopie et en Libye.
Une nuit la R.A.F est venue bombarder le port de Bordeaux. Les avions anglais volaient très bas, si bas que dans la nuit, entre les projecteurs et les tirs de D.C.A. j’avais pu apercevoir des bombardiers bimoteurs. Une bombe était tombée place de la Bourse, près de l’Etat-major de la «Kriegsmarine».
Ça nous remontait le moral et nous en avions besoin…
En France, comme en Allemagne et en Pologne, les nazis commençaient, soutenus par le gouvernement de Vichy, à prendre des mesures contre les juifs, qui avaient été recensés et contraints de porter «l’étoile jaune». Et quand j’ai vu David, mon copain David, avec cette marque ignoble, j’ai réalisé qu’il avait honte, qu’il avait peur, et que tous, chrétiens ou juifs, nous étions méprisés. Nous n’en avons jamais parlé, cependant, je suppose que dans sa famille, on craignait déjà, sans rien savoir de précis, ce qui allait se passer dans les camps d’extermination en Allemagne et en Pologne. Mais que faire ?
La France était coupée en deux : la « zone occupée » directement sous les ordres de la «Wehrmacht» et de la «Gestapo», et la « zone libre », théoriquement administrée par le gouvernement de Pétain à Vichy, séparées l’une de l’autre par une véritable frontière, la « ligne de démarcation », étroitement surveillée et contrôlée par les troupes allemandes et la «Feldgendarmerie». Pour aller d’une zone à l’autre, il fallait un «Ausweis», laissez-passer délivré par les boches. David savait que, pour le moment, les juifs étaient moins directement menacés en zone libre qu’en zone occupée, et le passage de l’autre côté était pour lui la seule solution pour tenter de rejoindre ses cousins d’Algérie.
Obtenir un «Ausweis» étant impossible, il ne restait qu’une possibilité : franchir clandestinement la ligne de démarcation. Mais où et comment ?
Moi, je pensais savoir… La ligne de démarcation traversait le département de la Gironde, sensiblement du nord au sud. La partie est était en zone libre. Langon était occupé, La Réole ne l’était pas.
Jusqu’en 1939, ma tante Madeleine, sœur de mon père, avait été institutrice dans un village, Mesterrieux , au centre du triangle Sauveterre de Guyenne, Monségur, La Réole. Pendant des années, j’y avais passé une bonne partie de mes vacances. Je connaissais les paysans et leurs fils de mon âge. J’avais appris la moisson, les vendanges, comment on coupait les pieds de tabac et leur accrochage dans le séchoir. J’avais parcouru à vélo toute la région et pédalé dans tous les chemins et sentiers de la vallée du Dropt. J’avais joué dans «le trou du diable » à Landerrouet. Je devais donc pouvoir passer en zone libre au nez et à la barbe des allemands. Dans cette région de polyculture, ils ne devaient pas être capables de tout surveiller et de tout contrôler. Il fallait aller voir… Avant la guerre, pour aller chez ma tante, c’était une merveilleuse expédition. Nous habitions toujours rue d’Ares, près de l’église Saint-Bruno et du monument aux morts de la grande guerre. C’est maintenant la rue Georges Bonnac. Nous prenions le tramway n° 13 jusqu’à la place Jean Jaurès au bord de la Garonne. Valises à la main, nous traversions les quais pour aller prendre «la Gondole », bateau à vapeur qui faisait la traversée et nous débarquait rive droite en face de la gare de La Bastide. Nouveau transport de valises pour monter dans l’omnibus de la ligne de chemin de fer Bordeaux-Eymet. La locomotive dégageait une grosse fumée noire, sifflait souvent et s’arrêtait à toutes les gares. Nous descendions à la gare de Mesterrieux, en bas du village et nous montions la côte de la poste, dépassions l’église et l’épicerie et par un sentier, derrière le cimetière arrivions fourbus à l’école où logeait ma tante. Il y avait la mairie, et bien sûr, ma tante était aussi, selon la tradition, secrétaire de mairie. A peine arrivé, je prenais mon vélo, faisais le tour du village et allais dire bonjour à mes copains, et commençaient alors de merveilleuses vacances, tellement je me sentais libre.
Avant de parler de Mesterrieux à David, je décidais d’aller voir où passait la ligne de démarcation et comment la franchir. Un dimanche, je ne sais plus très bien ce que je racontais à mes parents, je croîs leur avoir parlé d’un match de football avec mon équipe du B.E.C. (Bordeaux Etudiant Club). Mettant mon vélo aux bagages, je prenais le train à La Bastide, jusqu’à Créon. Et de là, par de petits chemins je me retrouvais à Mesterrieux, en zone libre, sans avoir aperçu un seul soldat allemand. Le temps de casser la croûte chez mon copain Raymond, et je repartais prendre le train à Créon. Le soir j’étais chez moi, à Bordeaux, bien fatigué, mais tout heureux d’avoir gagné le «match ». Le lendemain, au lycée, j’en parlais à David. Il voulait d’abord réfléchir et avoir l’avis de ses parents. Quelques jours plus tard il me dit: «Mon père est d’accord, quand partons-nous ? » Un dimanche matin, nous sommes partis tous deux…
Je le quittais à Mesterrieux, et je ne l’ai plus jamais revu. Ses parents sont morts en déportation. J’ai su après la guerre, qu’il avait réussi à passer en Algérie. Après le débarquement américain en Afrique du nord en novembre 1942, il s’était engagé dans les «commandos d’Afrique » et avait été tué en août 1944, en débarquant sur les côtes de Provence. Voilà l’histoire d’un «sale petit juif » mort pour sa patrie, la France. Quelques semaines après notre équipée, au café Montaigne, je racontais ce voyage au «chef», et jusqu’en novembre 1942, avant que les allemands n’envahissent la zone libre, j’ai recommencé trois fois, avec un civil, un prisonnier de guerre français évadé d’Allemagne et, je crois, un aviateur anglais dont l’avion avait été abattu. Mais l’important restait de bûcher, pour réussir ma première partie de bac A’, ce qui fut fait en juin 1941 et m’ouvrait les portes de Maths-Elem après les vacances.
.
Lectures :10669
Comme j’ai des histoires à raconter sur le même sujet.
Maisdisons est ouvert à la publication d’hsitoires de villages ou de familles, voire de ceux qui ont eu à vivre les mêmes moments.
Pour la ViennePage 6 et 7 de ce PDF
.
J’ai cherché sans trouver le même document pour la gironde
je suis en train de lire un live: la guerre et le vin, qui relate la période d’occupation allemande vis à vis des vignobles et des viticulteurs. C’est très intéressant.
La France payant un lourd tribut quotidien à l’Allemagne, cet argent fut « honnêtement » versé par les soldats de haut rang et autres dignitaires en échange des plus grands crus du Bordelais .
Il y eut modernisation des chais et des vignobles à bon compte.
Ce qui a fait de ces fleurons du Patrimoine des biens Nationaux qui auraient dû être accaparés sans aucune compensation.
Mais tu sais comme moi qu’en affaire de « patrimoine » les choses furent et demeurent un peu « complexes«
C’est une période qui est difficile à aborder. Car, nous sommes encore très nombreux à avoir des parents/grands parents/oncles et tantes qui ont participé et soufferts de cette guerre, des civils, des combattants, des militaires, des femmes seules. En plus dans les familles il y a eu des années de silences (pour les mômes) sur ce que ces gens avaient vécu. Que ce soient des prisonniers, des travailleurs forcés, des déportés des camps de la mort, les femmes victimes de viols, les enfants recueillis par des non-juifs, etc… beaucoup préféraient se taire et vivre, ne pas se lamenter, construire, être heureux. Je pense qu’ils ne voulaient pas emmerder leurs enfants et petits-enfants avec des récits atroces. Heureusement, certains ont écrits.
Un film que j’ai retrouvé dans mes petites archives
« Apocalypse, la deuxième guerre mondiale »
1/6 – L’agression
2/6 – L’écrasement
3/6 – Le choc
4/6 – L’embrasement
5/6 – L’étau
6/6 – L’enfer
réalisé par Isabelle Clarke
écrit par Daniel Costelle
produit par Louis Vaudeville