Février 1981, Pink City Express, le train qui mène à Jaïpur, la ville rose capitale du Rajasthan. Au-dehors, les paysages défilent derrière les petits hublots garnis de barreaux du train qui soulève, le long de sa course, des nuages de poussière. Ici un groupe de sauvageonnes aux couleurs criardes court au milieu d’un champ de blé vert, là un troupeau de chèvres broutant quelques maigres touffes d’herbe détale, affolé au bruit du train, deux vautours finissent de se repaître du cadavre d’un chameau déjà bien entamé, des chameaux délestés de leur fardeau « paissent » débonnairement au milieu du sable et des cailloux. Lumière intense et crue du Soleil déjà haut sur ces paysages immenses et désolés, sur la sécheresse et la nudité de la nature.
Arrivée à Jaïpur Railway Station. Il fait beau et chaud, le Soleil brille et tout le comité d’accueil des rickshawallahs et conducteurs de taxiscooters est là au grand complet comme une nuée d’insectes collants et assourdissants. Rickshaw jusqu’au Jaïpur Inn. Notre rickshawallah s’appelle Sikandra, il est musulman et le Jaïpur Inn, c’est super : c’est lui qui nous raconte tout ça. Et c’est vrai que le Jaïpur Inn, c’est chouette. Accueil affable, propreté des lieux. On se prend une piaule simple, nue, blanche, deux (grands !) lits confortables, deux tables, deux douillets mini fauteuils d’osier, grand balcon… le pied ! Le propriétaire des lieux est un ancien pilote d’avion de l’armée très souriant, affable et courtois, on fait sa connaissance alors qu’il sort d’une piaule, tenant à la main un gigantesque bouquet de ballons de baudruche multicolores.
Une ville poussiéreuse et plus ocre que rose
Découverte de Jaïpur la “ville rose”. On se goure d’abord un peu et erre dans des quartiers spacieux où les maisons sont plantées dans la poussière et la boue. Qu’est-ce que ça peut être poussiéreux ! Etrange, cette impression de se trimbaler sur une plage de sable alors qu’on est en pleine ville… Le long des rues à l’écoulement des eaux-boues défectueux, on croise des troupeaux de gracieuses chèvres, un chameau hiératique tirant dédaigneusement une carriole minuscule et martelant silencieusement le sol de ses sabots souples et caoutchouteux, des buffalos gras, poussiéreux et amorphes. Enfin, on arrive à la porte principale de la ville rose. Derrière, on entrevoit le fort perché sur l’un des massifs montagneux qui entourent Jaïpur… Ça fait du bien de voir à nouveau des montagnes, même si celles-ci ne sont que des cailloux galeux et pelés.
Pink city mérite bien son nom, mais le temps l’a rendue ocre plutôt que rose. Mêmes rues bordéliques que partout ailleurs en Inde, mais l’architecture planifiée, décidée par ce maharadjah des années 1700 crée une atmosphère bien différente : cette ville est belle à sa manière, à la fois mélancolique et fanée, bruyante et chamarrée. Cela fait du bien aussi de voir de la beauté architecturale urbaine, c’est si rare en Inde ! Cela n’empêche pas les caniveaux de déborder de la merde des égouts bouchés, merde qui s’étale parfois en véritables mares qu’il faut contourner au milieu de l’intense circulation à deux ou trois roues.
Chameaux, chèvres, chiens, arbres touffus bruissant de petits oiseaux, vendeurs de fruits, légumes, parfums, couleurs éclatantes au milieu de la sordide crasse ambiante, énormément de mendiants, beaucoup d’ethnies indiennes différentes, chacune avec ses costumes spécifiques, le vol des rapaces tournoyant dans le ciel d’azur, les galipettes des (vrais) macaques sur les toits, les vaches sacrées déambulant de marchand de chou-fleur en marchand de chou-fleur. Les gosses sont à peu près tous du genre « One rupee ». Beuark.
Chameaux à muselière attendant leur cargaison, accroupis au bord de la rue, chevaux brillamment harnachés d’étoffes chatoyantes ornées de centaines de minuscules miroirs renvoyant la lumière du Soleil, orchestres en uniformes ringards arpentant sans cesse Main Street en soufflant comme des dératés dans leurs instruments étincelants (cacophonie), grouillement intense des carrefours en strates de boutiquiers, de forains, de rickshaws et de circulation fourmillante et bruyante, vite, traverser la rue au milieu des centaines de vélos, scooters, rickshaws, taxiscooters, chars à chameaux, chars à bœufs, calèches tirées par de beaux chevaux, camions aux klaxons qui déchirent les tympans et vrillent la moelle épinière, pataudes Ambassador se frayant un chemin à coups de pouêt-pouêt, se retrouver sur le trottoir d’en face entre ces deux haies de grès rose où s’écoule ce fleuve de roues et de bruit, trottoir tout aussi encombré d’Indiens marchant en poussant leurs vélos devant eux, les garant n’importe où, de marchands de tout s’étalant n’importe où sur le trottoir, croisant parfois dans une boutique, avachis ou en semi-lotus, sur un drap blanc sale, une bande d’Indiens tirant sérieusement sur le shilum en discutant affaires, détournant la tête ou faisant des grimaces aux rabatteurs, aux niais diseurs de « Hello », écartant les mendiants insistants.
Jaïpur : vraiment la ville d’Orient telle qu’on l’imagine dans les clichés les plus éculés qui sont souvent aussi vrais que nature, pittoresque, bruyante et colorée, à la fois indolente et travailleuse, paisible et épuisante. Les gens ont ici un art de vivre que nous n’avons encore nulle part rencontrée en Inde jusqu’à présent. Mais cette paix n’est que le résultat, aussi et entre autre, de cette société hindouiste ici très traditionaliste. Les gens sont bien compartimentés dans leurs quartiers et castes respectives dans le respect de l’hindouisme le plus intégriste : pas de tensions comme à Delhi, guère la tentation du modernisme non plus : pauvreté ? Climat ?
On s’aperçoit vite à quel point l’hindouisme doit être intégriste ici : les quartiers sont affectés chacun à une caste ou une sous-caste, chaque corporation s’entasse dans son coin. Rue des machines à coudre, rue des drapiers, rue des saris, rue des vendeurs de lavabos, rue des libraires, rue des tailleurs, rue des typewriters, rue des ferrailleurs, etc. La poussière irrite les yeux, le nez et les lèvres, donne soif, les mendiants sont collants, mais Jaïpur garde quand même son charme…
L’observatoire, le musée et la place aux pigeons
Pause thé près de l’observatoire, une affreuse mendiante tarabiscotée et unijambiste, petite place cool, thé délicieux. Banc à l’ombre, instruments de pierre étranges et astronomiques braqués sur les Gémeaux, le Lion, le Cancer. A l’horizon, les murailles du fort sur la montagne rocailleuse, sous le Soleil de plomb dans le ciel d’azur, le drapeau de l’Inde blanc, orange et vert, décoré d’un rouet, parcouru d’ondoyantes vagues de vent…
Musée du City Palace : belles miniatures et peintures rajasthanis, couleurs, dessin, style délicats, précieux, fouillé dans le détail, scènes de la vie de princes et rois du moyen-âge à la colonisation, ils n’avaient pas l’air de trop s’embêter… Intéressant musée des armes, superbes couteaux et poignards à manches de cristal ou de pierres précieuses, finement travaillés.
Halte thé, halte repos sur la place aux pigeons. Une masse mouvante gris cendrée grouille autour des marchands de grains – « Want to have a look at my shop, sir ? », demande une tête de niais – parfois, effrayée sans doute, la masse gris cendré s’atomise en une multitude de pigeons qui font un grand vol circulaire dans le périmètre des murs ocre et blanc avant de se rabattre sur la place. Chameaux hautains, turbans éclatants, saris multicolores frissonnant au vent, essaims de mouches, tireurs d’eau… Un vieil Indien fait la toilette d’un vieux saddhu à poil impotent et sénile sous l’abri d’une arcade ; de l’autre côté deux types, installés dans la pénombre en face de vieilles machines à écrire, tapent les textes qu’on leur amène. Une blanche vache déambule, indifférente à l’incessant trafic. Un saddhu, un chien errant, un char à bras, des vélos, des vélos, les klaxons, les cris, les bruits, la foule, la foule, la beauté des nuages, la tiédeur de l’atmosphère, les vélos, les taxiscooters, la foule, la foule, grouillement des pigeons en bouillonnement cendré, grouillement des Indiens, femmes polychromes aux lourdes charges sur la tête, à la colonne vertébrale bien droite, deux jeunes Indiens se tenant par la main, le bruit, la foule, les pigeons, les vélos, les attelages, les calèches, les enfants curieux et bruyants, une chèvre, des petits ânes lourdement bâtés, portant tristement des colliers de fleurs fanés autour du cou, vache, vélos, foule, foule, mouches, foule, envolée de centaines de pigeons argentés…
Nuit dans le parc, à l’abri du bruit. Au loin on entend l’horrible boucan de la fête où on est allés hier. Une fête-foire indienne, c’est comme une rue indienne : plein de commerçants, deux ou trois stands de jeux minables perdus au milieu des échoppes, une musique infernale et des gargotes à thé-samosas et autres brûle-gueules, mais plus propre et moins de gens. La grande roue tombe souvent en panne, les néons dévorent les yeux de concert avec la poussière, les décibels dévorent les oreilles, les samosas dévorent la bouche, les Indiens dévorent le système nerveux…
Le Palais des Vents et les égouts débordés
Petit tour au Palais des Vents, rien de fantastique, une pensée pour le pauvre harem qui ne voyait la rue qu’à travers cette pierre croisillonneuse à cause d’un macho phallo oriental d’il y a quelques centaines d’années, fuite devant les hurlantes cohortes de touristes indiens. Cars de touristes photomaniaques assaillis par les mendiants, marchands et morveux, belles, colorées et gracieuses femmes rajasthanies par bandes caquetantes, un saddhu faisant « Namasté » mains jointes et zyeux ronds comme des roupies, groupes d’hommes en dhoti et turban rajasthani rouge éclatant jaune vif ou blanc immaculé, moustaches blanches rudement plantées au milieu de leurs visages rudes et fiers, chameaux hautains et pelés au pas élastique, gros bus à air conditionné attendant leurs troupeaux de touristes en train de paître kodakement dans les allées de l’observatoire, trafic intense des vélos, rickshaws et taxiscooters, montreur de serpent solitaire.
On reprend Tripolia Bazar, Chandpol Bazar au milieu de cet enchevêtrement de vélos garés n’importe où, d’essaims de rickshaws, de boutiques étalant leur marchandise en plein air, de vendeuses de fruits et légumes marchandant âprement à leurs clientes bavardes une pomme, trois bananes ou un kilo de patates douces, de grilleurs de cacahuètes, vendeurs de puris, de thé, de samosas, saddhus devant leurs étalages de colliers, de bouts de bois, de shilums de terre ou de bois, « astrologues » lisant l’avenir dans les plumes de perruches vivantes tournant minusculement dans leur minuscule cage de bois, regonfleurs de pneus, barbiers, poseurs de rustines, ouvriers déchargeant de lourds sacs de farine, femmes triant des grains ou des épices à même le trottoir au bord du fleuve lent, épais, puant et boueux que charrient les égouts débordés. Parfois un vent léger fait voler un nuage de fine poussière, ternissant un instant l’éclat d’un étalage de pommes et d’oranges qui luisait au Soleil, avant que son propriétaire ne s’empresse de l’asperger d’eau polluée pour lui rendre son vernis.
Merci en tout cas au maharadjah Jaï Singh, astronome, astrologue et bâtisseur de ville éclairé et ouvert aux influences de l’Occident qui donna en 1728 au Rajahstan cette belle architecture urbaine, sans doute la plus belle, la seule belle que nous ayons vu jusqu’à présent – et merci aux urbanistes européens de la même époque, qui ont livré à Jaï Singh les plans de quelques villes modernes européennes !
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merci pour ce beau voyage …
là ou les splendeurs sont mêlées au sordide,ou le Moyen Age cohabite avec le 21eme siècle,où les senteurs nauséabondes voisinent avec les meilleurs parfums,où l’on imagine derrière les somptueuses façades qu’il a dù se passer de fastueuses partouses inspiratrices du Kamasutra,tandis que dans les ruelles sombres aux odeurs d’excréments des filles de joie pour quelques Roupies ou peut être pour un repas se livraient à des personnages libidineux .
Je ne m’en lasse toujours pas… Bravo !
Tu nous en gardes un peu pour cet hiver siouplait
Bonjour Marsu, encore un excellent article. Désolé, aujourd’hui, entre le boulot et les articles à écrire moi-même, je n’ai pas trop le loisir de faire des commentaires détaillés.
Comme il pleut aujourd’hui c’est avec un plaisir plus grand que je reviens lire ton article.
:-Dça c’est d’un féroce !!!
« comme il pleut aujourd’hui etc etc …. »
donc lorsqu’il fait beau,pas d’articles trop brillants ! ils ont la flemme de lire …
te laisses pas faire Marsu !:-D
Mais non j’ai pas fait rosse
J’esplik
J’ai de la peine à lire le désert brulant quand j’étouffe dans mon Poitou
Ce matin j’ai bien plus de plaisir.