Rois, chevaliers et rançons ( Redif)

L’article de Waldgänger qui s’est penché sur les beaux atours de la « dynastie bourguignonne » nous invite à nous intéresser aux mentalités et conduites typiques de ce temps, typiques de cette couche sociale sur son déclin : l’aristocratie.

En un prélude à son crépuscule à Courtrai (1302) la cavalerie lourde française a été défaite par la piétaille des piquiers flamands, un prélude annonciateur de sa honte de Poitiers. L’aristocratie y perdit plus que ses éperons d’or, elle y perdit sa suprématie militaire. Le temps de sa splendeur est passé, pourtant elle en rajoute en magnificence, apparat et  gaspillage comme en bravoure stérile. L’aventure de ces Valois de Dijon s’inscrit entre deux bornes significatives. Deux désastres.
  1. Après la défaite de Crécy, Nouaillé-Maupertuis marque la fin de la suprématie militaire de la cavalerie lourde face aux armes de jet. L’ordre donné par le roi  de la démonter  (3) donne la mesure du désarroi militaire. La décision du chef politique d’accepter sa défaite totale quand rien n’est encore perdu, de perdre la vie en se mettant en situation de la risquer quand il pouvait encore accepter un revers minime et poursuivre sa campagne. Cette accumulation est, elle, la mesure d’une incompétence politique radicale. La rançon n’est qu’un élément en plus de cet enseignement. La vaillance du jeune Philippe «  Père gardez vous à droite » lui vaudra l’apanage bourguignon.
Rompant avec la pratique franque de division du domaine royal à la mort du souverain, usage qui impliquait partages, conflits et guerres entre les fils, les Capétiens transformèrent cette funeste habitude en donation d’un apanage aux fils n’héritant pas de la couronne.
(Wikipédia : Le mot apanage ou appanage vient du bas-latin ad panem qui signifie « pour donner du pain ». )
Ce système offre l’avantage d’offrir une gestion plus proche de la couronne que celle qui aurait eu cours à travers les degrés nombreux de la France féodale. En cas de déclin du pouvoir central, la tendance naturelle à l’autonomie voire à la dissidence reprenait le dessus.
Philippe VI, son père, avait récupéré l’apanage d’Anjou. Jean II le Bon, redevenu maître de l’apanage de Bourgogne par la mort sans héritier de Philippe de Rouvre, descendant de Robert frère du roi Henri 1er (1032), jugea bon de transformer l’apanage Capétien en un apanage Valois pour son quatrième fils.

2.  Les conditions désastreuses sur le plan militaire dans lesquelles le Téméraire accepte d’entreprendre le  siège de Nancy et surtout de le poursuivre quand tout lui montre qu’il n’y a plus d’espoir nous disent combien il y a de l’obstination bornée dans cette bravoure…Tout risquer et tout perdre sur un seul coup avec dans les mains les plus mauvaises cartes. Se mêler au massacre et s’y jeter pour s’y perdre, disparaître au milieu des cadavres dans la neige, quel amateurisme ! La même fantasmagorie inconsistante que son ancêtre à PoitiersLa mort du Téméraire devant Nancy, sans héritier mâle, voit l’extinction de l’apanage et le retour à la couronne de France de cette part du domaine royal.

Ces deux princes ne comptaient très certainement pas parmi les plus ignares, mais ils souffraient d’un système de représentation de la valeur individuelle qui avait fait son temps. L’esprit de chevalerie. Sur cette voie ils avaient été précédés par des exemples mythiques : le peuple Juif en exil à Babylone. Les épreuves étant un passage obligé du mérite chrétien, semblable à la mort du héros classique gréco-romain, l’effondrement complet conservait sa valeur d’apothéose – cf. la fin de Camelot–
La gloire d’Achille et le ciel du chevalier s’atteignaient par le même chemin. Aussi hommes, écus, et son propre sang –  cette caste militaire dépensait sans compter dans une prodigalité hors d’âge.

Nos Valois souffraient surtout d’un ancêtre omniprésent à l’ombre envahissante.

Saint Louis
À contre courant de l’histoire, alors que son grand-père (Philippe Auguste) avait tout fait pour s’en désempêtrer au plus vite, Louis IX se saisit du premier prétexte pour entreprendre la 7è croisade. La préparation et les moyens mis en œuvre sont immenses (1800 navires). Pour avoir la paix pendant son absence, il entame la patrimoine « national » il rend des conquêtes de ses prédécesseurs en Catalogne et en Guyenne. Bien engagée à Damiette l’affaire échoue à Mansourah. Le roi et son armée  capturés à Fariskur en avril 1250 le sultan Turan-Shah acceptera de libérer le roi de France contre une rançon de un million de besants (solidus byzantin), soit quatre tonnes d’or (500 000 livres tournois).
Le revenu du domaine royal ne dépasse pas, à cette date, 450 000 livres…
Vingt ans plus tard, rebelote, le roi va mourir sous les murs de Tunis du même mal qui l’a fait souffrir toute sa vie. Il manque y perdre son fils et héritier de la couronne, mais il y gagne l’image funeste de la mort en gloire du saint roi-chevalier.

Jean le Bon

Septembre 1356 , l’affaire se présentait bien. L’énorme ost royal, nombreux et pesant, a réussi à rattraper et coincer la piteuse troupe du Prince Noir au Sud-est de Poitiers. Les chariots du pillard sont empêtrés dans les boucles du Miosson – Il n’y a plus qu’à. – Non pas se jeter dessus, car ce paysage de vignes, de champs coupés, de bois touffus, de chemins creux et la vallée encaissée de la rivière jouent contre la cavalerie lourde. Laisser faire le temps. Un Talleyrand Périgord est là qui, en tant que légat du pape, réussit à obtenir une trêve dominicale. Le roi enrage, il est là devant toute sa noblesse, il veut sa bataille. Ah ces Valois, toujours la crainte de se voir reprocher leur légitimité approximative ! Le Prince Noir est prêt à rendre tous ses prisonniers et les châteaux qu’il a pris. Il offre même une trêve de 7 ans.
Le lendemain, le fatras confus qui fait face au sud, contre les Anglais, n’a plus rien à voir avec l’armée de l’avant-veille. Il n’y a plus moyen de se faire entendre et les chefs de guerre en profitent pour se disputer devant les troupes sur les opérations à engager. Chacun part de son coté se faire étriper avec les siens. Le roi appelle « ses » meilleurs et les envoie charger –  il l’aura eue sa charge – Les archers anglais les « découpent ». Brusquement la bousculade pour être au premier rang tourne à la recherche pressante d’aller voir ailleurs… Le roi éloigne ses héritiers Charles, Louis et Jean, et garde avec lui le plus jeune, Philippe. Il fait descendre tout le monde de cheval et attend une hache à la main, son fils à ses côtés. Quelques instants pour bâtir une légende et on se rend.
Après moult péripéties dues aux agissements du Navarrais Charles le Mauvais, aux incompréhensions entre le Dauphin et son père et aux mouvements populaires en France, la rançon est fixée à 4 millions d’écus soit un peu plus de 12 tonnes d’or, 2 années de recettes fiscales.
Création du « franc à cheval » 3,88 g d’or à 24 carats.
En fait, le roi fut libéré contre une rançon de 3 millions d’écus dont, à sa mort, à peine 1/3 avait été versé. Plus sérieux, on restituait à l’Angleterre les possessions Plantagenet en Aquitaine

Jean sans peur

Jean-sans-peur ne fut pas un prince à la hauteur de son père Philippe le Hardi.
Deux familles se disputant le trône de Constantinople, les Paléologues et les Cantacuzènes, elles  ne trouvent pas mieux que d’engager des troupes ottomanes et leur faire traverser les détroits . Au bout du compte ces dernières se mettent à leur compte et s’installent en Europe, en Thrace, Bulgarie et Serbie(Kossovo)
À la demande du Basileus, du roi de Hongrie et du pape, un appel à la croisade pour chasser les infidèles est lancé. Les Français, désœuvrés en raison d’une funeste trêve, répondent présents au nombre de 10 000 dont 1000 chevaliers. Ils rivaliseront de querelles et de chicanes avec les chevaliers allemands. Arrivés sur place, le roi de Hongrie propose une attente prudente de l’attaque turque. C’est compter sans la gloriole belliqueuse des Français. Pillant et maltraitant le pays les « croisés » avancent sans prendre la peine d’effectuer des reconnaissances. Septembre 1396 : ils assiègent Nikopolis sur la rive droite du Danube sans se soucier des Turcs . « Bajazet est de l’autre coté du Bosphore, sans aucun doute ».
Pourtant un croisé français, Coucy, organise une expédition légère et emporte une victoire écrasante sur une colonne turque tout près. Ce succès produit d’étranges effets. La ville résiste encore plus, étant certaine que Bajazet approche. Dans le camp des croisés les succès de Coucy suscitent des jalousies supplémentaires entre Français cette fois. Le Turc est à un jour de marche. On fait exécuter les otages musulmans et on passe à table.
Les Turcs sont là, ces messieurs les chevaliers n’ont pas fini de déjeuner, de digérer ou de dessaouler… Ils n’en demandent pas moins de mener le premier assaut, sourds aux avis des Hongrois expérimentés en matière de combat contre cette armée là. Les Français chargent et s’enfoncent au creux de la nasse préparée pour eux par Bajazet. Ils s’y feront massacrer ,  ou capturer et rançonner pour les plus riches
Philippe le Hardi après avoir vu la rançon de son père dut verser celle de son fils ( 500 à 700 kilos d’or) 200 000 florins

Le dernier Valois Bourguignon, Charles le Téméraire
Emporté dans sa poursuite de tous les lièvres, il va mourir d’une consternante manière, tellement elle a l’air d’une noire fumisterie militaire, sous les murs sud de Nancy. Une campagne qui s’éternise, un siège entamé dans de très mauvaises conditions, une situation qui s’aggrave jusqu’à tourner au désastre, rien ne semble entamer l’obstination du Duc. On pourrait dire qu’il organise  sa mise en danger par un manque de surveillance des alentours, organise sa défaite en acceptant le combat, sa mort en y participant
Dans un monde qui quitte peu à peu la société féodale pour passer à celle de royaumes centralisés et administrés, l’accélération des échanges et des rythmes temporels conduit cette classe à vivre en permanence au dessus de ses moyens. Elle préjuge, dans ses engagements financiers, d’un mode de vie et d’un monde matériel qu’elle continue à imaginer stables, permanents. Elle est pourtant coincée aux deux extrêmes par les appétits d’un pouvoir royal qui n’est plus le primus inter pares mais de plus en plus « le seul ». La mise en place d’une fiscalité permanente détourne des richesses qui ne passent plus par elle. Par ailleurs la part de la richesse agricole dans l’économie générale entame un repli relatif qui la frappe de plein fouet quand son mode de vie devient inconsidérément dépensier. L’argent tourne plus vite ailleurs.
Les nobles ont réussi à conserver une part importante de leurs domaines et de leur patrimoine. Ils perpétuent leur mode de vie exclusif conforme à la dignité de leur rang. Ils préservent, en partie, leur prestige. Mais, soucieux à l’excès du risque de déchéance, ils aggravent leur situation dans la fuite en avant d’un mode de représentation hors des réalités nouvelles. La richesse, la leur, essentiellement foncière, demeure, mais la vraie, la nouvelle, celle des nouveaux circuits et des nouveaux échanges passe ailleurs. Relativement, l’aristocratie se retrouve déclassée à la fin du moyen âge.
L’extension du domaine royal propre et l’avènement d’une nouvelle fiscalité réduisent d’autant ses sources de revenus. L’armée royale permanente et l’artillerie rendent caducs les exploits individuels.  Les Bourguignons auraient bien voulu imiter leur cousin de France, Charles VI, en son début de règne, qui poursuivait la reconquête entamée par son père, reprenant toutes ses villes du pays d’oïl une à une, les soumettant elles aussi à tribut et les privant de leurs revenus (douanes locales, péages divers et taxes sur les ventes) au profit des caisses royales. La fiscalité nationale a pris en ses débuts les apparences d’un racket général au profit de la famille la plus puissante, la royale. Cette capacité à accumuler la richesse plaça les princes inférieurs dans une situation critique.
L’avènement fortuit d’une principauté bourguignonne place cette branche des Valois devant des tâches qui l’épuisent. Les conflits internationaux qui l’ont suscitée perdurent. Les Bourguignons sont contraints d’y intervenir. Le Duc ne peut rester passif et simple spectateur. Il lui faut réagir à tous et à tout. Trop à faire, trop à la fois. Son soutien, la famille bourguignonne le trouve dans une aristocratie qui lui mégote son appui. Elle entre malencontreusement en conflit avec les villes, là où le Capétien avait trouvé un allié deux siècles plus tôt. Elle n’a pas un siècle pour accomplir ce que d’autres ont réalisé en plusieurs. Le brillant de son apparat ne se limite pas au mécénat, il déteint sur le coté aventureux de la politique, il l’entraîne dans des conflits contreproductifs là où des solutions négociées étaient possibles. La conduite de la guerre contre les Suisses s’embourbe dans un apparat et une désinvolture hors de propos, pour répondre à une représentation « socio esthétique » surannée. À moins de lui prêter une débilité qu’il n’avait pas, la mort devant Nancy du dernier Duc de Bourgogne, si elle ne fut pas voulue, fut quand même recherchée. Dans des conflits tous azimuts la dynastie bourguignonne s’épuise et s’éteint, elle se dissoudra dans le mariage de la fille du Téméraire avec Maximilien de Habsbourg.

Un anachronisme qui perdure

La figue de style de la captivité du Prince se poursuivra encore longtemps avec à chaque fois un supplément d’archaïsme. La présence du Prince en première ligne était de plus en plus incongrue et la balance entre son caractère néfaste et son utilité de plus en plus inégale.
François 1er, bien que créateur de l’état moderne, continue à sacrifier au vieux mythe de la conduite chevaleresque. Il savait pourtant à quoi s’en tenir.
En 1519 Charles Quint est désigné empereur et devient maître de l’Allemagne. François 1er qui était candidat, avait dépensé une fortune pour acheter le vote des électeurs, 400 000 écus (une tonne et demie d’or) mais Charles Quint, lui, avait signé des traites à valoir après son élection pour 851 000 florins (2 tonnes d’or).
Vainqueur à Marignan, il perdra tout à Pavie dix ans plus tard, par fanfaronnade. Dans un contexte d’infériorité numérique, il masque lui-même sa propre artillerie et va se faire coincer dans un espace clos dont il est parfaitement au courant. Il y a de la ganache Valois dans ce Valois Angoulême. Il restera prisonnier à Madrid treize mois jusqu’à l’échange avec ses enfants remis en otages. En 1530 les enfants du roi François furent délivrés contre une forte rançon, 2 000 000 écus (7 tonnes d’or)

Henri II, fils du précédent, un des Valois à la politique la plus visionnaire et mesurée à la fois, ne trouva rien de mieux que d’aller faire mumuse pour épater la galerie. Il se fit percer l’œil d’un coup de lance au cours d’un tournoi et mourra après 10 jours d’agonie.

Bien plus tard la République de la Convention  thermidorienne renoua, fâcheusement pour les idéaux proclamés, avec la pratique du tribut de guerre ; elle en fit même une constante de sa politique et la survie de son budget Depuis ce temps les états ne reculent pas devant l’exigence de rançons à chaque fois plus extravagantes. Les exactions et les rapines du fisc français, républicain puis impérial, furent les germes les plus assurés de l’esprit national allemand.

Avec Napoléon III la caricature se fait grimace. Qu’allait-il faire à Sedan ? Croire à ses propres fantasmes ? La IIIè République doit renoncer à l’Alsace Lorraine et Metz et acquitter une indemnité de guerre de 5 milliards de francs-or (1 500 tonnes d’or)

Au lendemain du traité de Versailles, en 1919 l’Allemagne devra payer des réparations tellement énormes qu’on ne peut s’en faire une représentation. Le montant s’élève à 132 milliards de marks-or.Faites vous-même le calcul à 0,35842 g d’or fin par mark or. Les conditions des versements, même incomplets, méritent plusieurs articles. Les annexes financières de l’armistice de 1940 méritent aussi un détour. Les règlements internationaux post –deuxième guerre mondiale sont aussi encore plus ahurissants.

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Publié par Auteurs d’Aragovox

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nogat
nogat
29 octobre 2012 10 h 17 min

Quand j’étudiais l’alimentation du duché de Bourgogne, je me suis souvent posé des questions de politique fiction (un peu vaines, peut-être, mais stimulantes pour l’esprit) : et si les ducs de Bourgogne avaient réussi à prendre le pouvoir à la place des rois de France ? Ou si les ducs de Bourgogne avaient réussi à créer un état de Bourgogne de Nice à la Flandre, (possessions du duc de Savoie + du duc de Bourgogne) ? Si le Duché de Bourgogne avait eu le pouvoir, Charles Quint, qui avait la nostalgie du duché de Bourgogne, aurait peut-être été roi de France, comme il a dirigé les Pays Bas Méridionaux (la Belgique). On m’a enseigné l’histoire de France comme un processus inéluctable d’agrandissement du royaume ! En tous cas, duché de Bourgogne ou royaume de France, ces élites avaient une culture alimentaire commune. C’est au moins un point d’accord entre eux.

ranta
ranta
31 octobre 2012 18 h 59 min

J’adore le :ces Valois de Dijon s’inscrit entre deux bornes significatives 😆 😆 😆 et le Philippe de Rouvre 😆 😆 😆

ranta
ranta
31 octobre 2012 20 h 46 min

Donc, si je saisis bien l’aristocratie n’aura pu s’empêcher de résister à la connerie monumentale qui a mené ces manieurs de fer à la ruine. Sans doute à associer avec la connerie militaire.

Bah, lorsque c’est Dieu, ou Allah, qui te missionne, hein !