Au Himalaya Restaurant de Darjeeling, où on se délectait de momos et de tchang, on rencontre un Tibétain du troisième type, en chemise blanche élimée, cravate, costard et imper noirs pas jeunes, qui nous entreprend sur l’existence des extraterrestres, la surpopulation mondiale, la possibilité pour la Lune de s’écraser dans l’océan, l’histoire de France de la Révolution à la Ve République, le palais de Versailles, Léonard de Vinci, la culture française, etc., tandis qu’on l’interroge sur divers aspects du Tibet. Il est bien informé, apparemment. Ancien professeur au collège tibétain de Darjeeling, il a quitté son poste il y a quatre ou cinq mois pour devenir traducteur au Tibetan Freedom, une feuille de chou tirée à 3000 ou 4000 exemplaires et vendue partout où il y a des communautés tibétaines réfugiées en Inde, Darjeeling, Dharamsala, etc. Un être ouvert, intelligent, poète, rêveur, ne concevant l’Homme que des atomes aux étoiles. On se quitte sur une promesse de se revoir. Une excellente rencontre.
Un repas succulent chez les ex-féodaux Tibétains réfugiés
On le retrouve le lendemain dans un autre resto tibétain après une belle randonnée pédestre d’une quinzaine de km, une bonne trotte par ces reliefs escarpés, forêts de conifères et plantations de thé sous un ciel d’azur. Kunsang Nampol sort du cinéma où il a vu Stars War. Ça ne lui a pas plu : trop violent, trop de guerre. Il nous cause des études qu’il a faites à Yale, Connecticut, des profondeurs comparées des différents métros, nous enseigne quelques mots de tibétain. Le patron du resto nous traduit et écrit l’adresse du Dalaï Lama à son peuple, laquelle figure encadrée sur un mur près du temple domestique dans quasiment tous les foyers tibétains en exil : « La cause de notre peuple prévaudra car, peu importe à quel point les Chinois sont sans pitié, et combien puissante leur force physique puisse apparaître, l’esprit humain ne peut pas être vaincu par la force seule ». On montre nos deux tomes de diary à Kunsang, qui s’intéresse surtout à la graphologie. Il essaie de faire un peu de divination graphologique, mais ses connaissances sont maigres et ses ficelles un peu grosses… un péché mignon de bien des Orientaux éduqués avec la divination par les paumes de la main. On se quitte avant qu’il ne nous ait traduit tout le tibétain en anglais, en lui promettant d’aller le voir dans les locaux de son journal.
Tibetan Freedom Press : quelques personnes travaillent là, dans ces deux petits bureaux, à la rédaction de l’hebdomadaire tibétain. Kunsang finit la traduction d’un article, nous demande de montrer des photos de Vézelay (notre dernière étape en France avant Paris puis l’aéroport Schipol à Amsterdam) au moine qui bosse ici et nous invite à l’accompagner dans une maison tibétaine où il doit retrouver un Allemand et une Française de retour du Sikkim. Aussitôt arrivés, Kunsang entraîne ma compagne dans le dédale des rues en cascade du dowtown tibétain. Après avoir acheté des provisions pour faire ce soir une bouffe tibétaine, on se retrouve dans une minuscule pièce où vit un couple de vieux Tibétains, des relations à lui.
Au Tibet, avant l’exode, ils étaient très riches, selon eux et c’est fort probable vues leurs restes de manières aristocratiques et féodales : 1/2 million de dollars. Mais ils ont presque tout perdu pendant leur fuite à travers les montagnes de l’Himalaya lorsque la Chine a envahi leur royaume théocratique et vivent depuis vingt ans dans cette pièce dont la fenêtre s’ouvre sur de verdoyantes collines. Une armoire-autel occupe une grande partie de l’espace, faite de beau bois verni et remplie de dieux pleins de têtes, de bras, de jambes et de grimaces. Partout aux murs, des photos de moines en robe pourpre, du Dalaï Lama, des thangkas très anciens ; en guise de décor une collection de vieilles thermos indiennes, des tapis tibétains usés sur les durs châlits qui leurs servent à la fois de sièges et de lits. La vieille Tibétaine, très belle, une grand-mère de rêve noblement ridée et radieusement souriante, nous offre du thé et des pains tibétains pendant que Kunsang bavarde avec le maître de maison.
Plus tard, leur fils arrive, il est moine depuis son enfance (11 ans) dans un monastère bouddhiste du coin et peint aussi de magnifiques thangkas dont il me montre un spécimen. Huit ans d’apprentissage avant de pouvoir commencer à faire ses œuvres d’art, sous la direction d’un maître lama ! Il est content d’être moine et content d’être peintre, de passer ses journées dans le minuscule appentis du rez-de-chaussée où nous nous trouvons à présent, à faire des dessins précis, précieux et colorés… Qu’on est bien, au milieu de ces Tibétains simples, ouverts et chaleureux ! Partout, leur religion est présente : moulin à prière, chapelet poli par mille récitations de mantras enroulé sur la table, Bouddhas de bronze…
Kunsang est une vraie pipelette, je dois le pousser dehors pour que nous retournions à la maison où nous sommes invités. Là, on chit-chat dur. Gerald l’Allemand et Eliane la Française sont bien branchés sur le bouddhisme tibétain. Nous, pas du tout, mais on partage la même admiration pour ce peuple. Un autre jeune Tibétain nous a rejoints, vraiment pas con non plus. Plus tard, dans la cour, ma compagne apprend à Kunsang quelques pas de danse. Il s’essaie à tourner-pivoter sur lui-même, enthousiaste comme un petit enfant. Puis nous allons voir quelques artistes-peintres de thangkas dans le coin. Magnifiques thangkas, bien plus beaux que les népalais… mais aussi bien plus chers.
Je m’assois un moment seul, au bord de l’abîme de la vallée, contemplant le moutonnement bleuté des collines qui se chevauchent, leurs pastels se dégradant jusqu’à se confondre avec les nuages eux aussi bleutés qui s’étirent dans le ciel blanc, laissant entrevoir par une déchirure le profil acéré et majestueux de l’Himalaya bleuté. Expérience de beauté, d’espace, d’infini, temps suspendu… Lorsque je reviens à un état de conscience plus ordinaire, une marmaille de petits tibétains souriants m’entoure, blottissant leurs mains dans les miennes et m’entraînant jusqu’à la maison. Ça fait un peu conte de fées.
Cours de danse au Gymkhana Club et élections municipales à Darjeeling
Le dîner tibétain est très épicé et très bon. Plus tard, Kunsang, comme d’habitude super speedé, dispersé et capricieux, nous emmène dans le complexe du Gymkhana Club, où les locaux friqués se retrouvent dans une atmosphère boisée et victorienne pour faire du patin à roulettes, jouer au billard, au tennis, etc. La vaste salle de danse construite par les Anglais est morte ou presque : un concert par an où les enfoirés de touristes indiens s’entassent en dansant-grouillant dans une atmosphère de ballroom qu’il est facile d’imaginer : l’horreur. Une salle aux murs recouverts de bambous, décorée de quelques grimaçants et polychromes masques tibétains, un parquet lisse, des fauteuils d’osier blancs. Ma compagne essaie d’apprendre à Kunsang quelques rudiments de valse, de tango, de french cancan, rock, twist, cha-cha-cha, etc., pendant que je chantonne le rythme. Kunsang n’écoute pas : ce qui l’intéresse surtout, c’est de tripoter sa partenaire, la faire tourner, la soulever disgracieusement dans ses bras, ça ressemble plus à du judo minable qu’à de la danse.
Dehors, des haut-parleurs hurlent les sermons démentiels et fanatiques du candidat du Parti du Congrès aux élections municipales, des banderoles rouges ornées du marteau et de la faucille du Parti Communiste Indien sont tendues en travers de la rue au-dessus des Jeeps et bus et camions kaxonnant comme des cinglés, des martiales patrouilles de Gurkhas, de la foule hideuse des touristes indiens jacassants, des misérables porteurs en haillons ployant sous leurs fardeaux et des belles Tibétaines dans leurs costumes traditionnels. La politique, ça rigole pas en Inde. C’est ultra-violent, ici sur fond de racisme anti-népalais et anti-tibétain.
Nos visas expirent après-demain. Il va falloir redescendre dans la fournaise du Bengale côtier. Trois jours qu’on a pas vu Kunsang, devenu trop collant. Il finit par nous retrouver (c’est petit, Darjeeling !), la gueule ravagée, l’air inquiet et agité. Il nous dit qu’il nous cherche depuis trois jours, qu’il n’en peut plus de nous chercher et qu’il veut partir avec nous cet après-midi à Kalimpong :
« – Oui, mais on part pour New Japaïlguri dans une heure…
– Ça ne fait rien, je pars avec vous à Kalimpong cet après-midi.
– Non ! On part à Calcutta ! Nos permis sont finis ! ».
Il ne semble pas nous entendre. Il nous soupçonne d’avoir passé ces trois jours dans des « parties », sourd à nos explications. Il a vraiment l’air de salement flipper. Pauvre Kunsang ! Ses années d’études aux USA ont laissé une empreinte occidentale indestructible et douloureuse en lui. Il étouffe ici, à Darjeeling, avec son petit boulot à la Tibetan Press. Il racole tous les Occidentaux de passage et leur colle au train, avec l’espoir d’oublier un moment qu’il est sur une voie de garage – ou l’espoir du gros lot, la nana qui l’épouserait et l’emmènerait aux USA ou en Europe. Il semble effondré qu’on le quitte. Pauvre Kunsang. Mais c’est son fardeau, on ne peut vraiment pas le porter à sa place…
L’Indienne catholique et l’Arménien en fuite
Bus, bordel, hurlements, cacophonie et gigotements de ces enfoirés de touristes indiens, route serpentant dans les nuages. Parfois, le coton blanchâtre s’effiloche et se déchire, découvrant les verdoyants a-pics où moussent les théiers et s’élèvent, droits et altiers, les pins au milieu des exubérantes fougères. Klaxons assourdissants des camions, lente descente vers la plaine, l’air se fait de plus en plus moite jusqu’à Siliguri, puis New Japaïlguri Railway Station. Chaleur suffocante. Grâce à Dieu, les Eastern Railways ont toujours un compartiment réservé pour les Occidentaux. Heureusement, car le train est bondé : les Indiens postulant pour une réservation n’ont ni siège ni couchette, nous, si… c’est pas juste mais c’est le pied ! Ruissellement de la sueur sur nos corps crasseux. Moiteur collante des jeans et tee-shirts. On passe quand même une excellente nuit ferroviaire, un miracle dans un train indien ! A l’aube, un Bengali grande gueule nous réveille en hurlant des explications politiques à un autre Bengali qui lui répond en hurlant. Les Bengalis son très très politisés, faut dire, et ne font pas dans la demi-mesure. A part ça, ça va.
Il fait affreusement chaud. On cause avec notre voisine, une nana indienne, dans la quarantaine. L’Arménien avec elle est son beau-frère, il a fui les persécutions en Turquie il y a 40 ans et est arrivé à Darjeeling via l’Iran. Elle, elle tient un hôtel à Darjeeling et va voir ses enfants à Lucknow. Elle semble épanouie et libre, bien éclatée et intelligente. C’est rare, chez les nanas indiennes. Faut dire qu’elle est catholique romaine, ce qui a peut-être un peu aidé… En Inde, les femmes chrétiennes sont en général nettement plus libres que les hindoues ou les musulmanes. Elle nous évoque le calme de Darjeeling en hiver mais aussi les cassages de gueules et de matériel qu’il va y avoir demain à l’occasion des élections, entre Indiens et Népalais, tenants d’un parti politique ou d’un autre.
On a une dernière pensée pour ce pathétique et sympathique Kunsan Nampol qui rêve d’Amérique au milieu des vertes collines, plantations de thé et profondes forêts entourant Darjeeling. Rêver du Connecticut quand on vit dans la majesté de la nature himalayenne, faut le faire mais bon, tout est relatif. Bye bye Kunsan et bonne chance. Tu trouveras bien d’autres Occidentaux à alpaguer. Et peut-être que…
Lectures :7469
Je ne m’en lasse pas. Un récit vraiment intéressant. Y a pas moyen de le mettre sous le nez de l’Armelle de la Hauteloire, qu’elle comprenne un peu la différence avec ses pages de catalogues d’agence de voyage ?
@ Léon
Ben… Tu sais, quand je voyage, je ne vais pas dans des cartes postales organisées, je rencontre les lieux et gens du coin et j’évite toujours les itinéraires balisés et cultureux : pour ça, les cartes et les livres sont très bien. Voyager avec Armelle, pour moi ce serait un cauchemar !
Faudrait présenter Kunsan à Armelle. Ça la changerait du point de croix.
Magnifique lecture.
il a fait une tempête de mots , je suis à l’ intérieur de l’ avalanche …. 😀
Bonsoir,
C’est très bien écrit, on croirait avoir en face de soi Kunsang en chair et en os, peut-être parce qu’il s’agit d’un type universel du gars un peu pot de colle. Le personnage a quelque chose de touchant et d’humain, jusque dans ses imperfections et ses limites.
Et les descriptions de paysages sont toujours bien placées et réussies, merci. Au plaisir de lire le suivant.