Nous allons maintenant nous atteler à une période que j’adore particulièrement dans l’histoire de l’orgue qui est celle du XIXème siècle. L’artisanat se voit substitué par l’industrie, les sciences sont synonymes de progrès et attirent les esprits éclairés, une forte volonté de découvrir les mécanismes des choses et d’améliorer tous les procédés est présente. Une période qui n’aura jamais autant connu de progrès techniques pour cet instrument, portés par des facteurs passionnés par les défis technologiques de l’époque.
Une pièce de César Frank, caractéristique de la période romantique
C’est une époque qui verra exercer le plus célèbre facteur d’orgue de tous les temps; celui dont le seul nom sur l’estampille permet un classement en monument historique de l’instrument. Bref, considéré comme le Stradivarius de l’orgue, ce facteur natif de Montpellier, s’appelle Aristide Cavaillé-Coll et nous lui consacrerons une grande partie de l’histoire du XIXème siècle.
État des lieux au début du XIXème siècle
Comme vous pouvez vous en douter, la période post-révolutionnaire et napoléonienne n’est guère brillante pour l’orgue. Les instruments sont ruinés, dispersés, ont disparu, les tuyauteries ont été réquisitionnées pour leur précieux métal (fondu en balles ou… en cuillers) : le fabuleux patrimoine du siècle d’or est quasiment anéanti. Tout aussi grave, il n’existe presque plus de maître de renom de la facture d’orgue, seuls quelques ouvriers et contremaîtres essayent tant bien que mal de réparer les dégâts et obtenir quelques affaires pour survivre. Le bricolage prévaut donc. Avec le Concordat néanmoins, les cultes sont de nouveaux autorisés en France, ce qui permet de remettre la machine en marche (je rappelle que presque tous les instruments sont dans des édifices religieux depuis le XIIème siècle). D’autant plus qu’il est créé un ministère des cultes avec un budget spécifique qui à partir de 1820 lancera des appels d’offres pour la création ou la réfection d’instruments.
A ce sujet, il faut comprendre comment tout cela fonctionne. Les paroisses ont un conseil de fabrique où siègent les marguillers. Ce conseil de fabrique et un établissement public du culte qui gère les biens de la paroisse et qui est administré par le curé, le maire et quelques notables de la commune. Ce sont ces conseils de fabrique qui commanditeront les instruments et effectueront les réceptions. Ce système existe encore actuellement pour l’Alsace-Moselle, toujours sous régime du Concordat.
Le milieu de l’orgue devient donc un milieu culturel de notables et d’élus locaux bourgeois (il était bien plus populaire au XVIIIème). La musique n’est plus une musique de cour ou de paroisse mais bien une mode culturelle des salons parisiens et des grandes villes régionales. Or la musique pour orgue, très archaïsante, n’est plus forcément dans l’air du temps, surtout avec l’arrivée du piano et du mouvement romantique qui est bien loin des sonorités brillantes, voir nasillardes, des instruments à tuyaux au fond d’une nef. On lui reproche notamment son manque d’expression (appuyer plus ou moins fort sur les touches ne change en rien la vigueur du son produit) et d’imiter des instruments plutôt médiévaux qui ne sont pas repris dans les nouveaux ensembles orchestraux. La musique et les compositions pour orgue vont ainsi connaître un certain déclin.
Ce déclin est aggravé par le fait que les facteurs de renoms sont soit morts et souvent dans la misère (Cliquot 1791, Dom Bedos 1779, Thierry…), soit retirés de la profession et que l’art ne subsiste plus que par quelques personnes (souvent des anciens élèves) dispersées et sans moyens, même s’ils étaient parfois très douées comme Dallery, Louis Callinet, François-Joseph Carlier ou le vieux Vautrin [*]. Ainsi des menuisiers et des ébénistes qui n’entendaient rien à l’orgue s’improvisèrent facteurs à partir du moment où l’état allouait les sommes nécessaires. Les plus célèbres malfrats destructeurs d’instruments furent les frères Claude de Mirecourt qui s’enrichirent en recevant des sommes hors de proportion des travaux effectivement réalisés, les piètres résultats de ces derniers étaient maquillés en changeant les pressions, coupant les bouches des tuyaux et effectuant d’autres dégradations. Ils avaient trouvé le moyen de se faire appuyer par le ministère et s’illustrèrent, massacrant nombre d’instruments, jusqu’en 1846.
L’épopée d’Aristide Cavaillé-Coll
Les origines
Aristide Cavaillé-Coll
Son histoire mérite d’être racontée. Son grand père, Jean-Pierre Cavaillé était un facteur d’orgue assez réputé travaillant dans le sud de la France et en Espagne (Toulouse, Perpignan, Barcelone…) et marié en 1767 avec Maria Fransesca Coll. Son père Dominique nait en 1771 et travaille dès son plus jeune âge dans l’entreprise familiale. En 1789, les Cavaillé fuient la révolution et s’installent en Espagne où ils importent le métier à tisser Jacquard ce qui leur vaudra en récompense une rente viagère de 5000 réaux. La famille prospéra donc. En 1806, ils rentrent en France à la demande du facteur Lépine pour le seconder à la restauration des grandes orgues de la cathédrale de Montpellier. Dominique se marie à Beaucaire avec Melle Autard dont il a un fils, Vincent. Il a par la suite un autre enfant, Aristide, qui nait à Montpellier en 1811. A cette époque, les troupes impériales envahissent l’Espagne ce qui provoquera la ruine et la mort de Jean-Pierre Cavaillé.
La famille retourne néanmoins en 1816 en Espagne pour terminer les ouvrages commencés par le grand-père. En 1822, nouveau voyage en France pour restaurer l’orgue de Gaillac, en 1831 on les retrouve à Toulouse, s’occupant également de perfectionner le système d’orgue expressif qu’ils ont inventé et dit Poikilongue, cousin ressemblant de l’harmonium.
Il faut dire qu’Aristide baigne dans la technique et l’attrait du progrès scientifique : pas moins de trois polytechniciens, des proches de la Société d’Encouragement à l’Industrie Nationale ou répétiteurs à St Cyr seront ses enseignants particuliers. A 22 ans, il a développé la scie circulaire, considérée comme une sorte d’invention non déposée en brevet, mais dont la performance est reconnue par la S.E.I.N et favorise les débuts de sa carrière.
Le choléra crée une rencontre inattendue
En ces même temps plusieurs pandémies de choléra sont actives. Il y aura 18 000 morts en 1832 dans Paris. L’affolement gagne toutes les classes de la population lorsque le décès de Casimir Périer, député de Paris et membre de l’opposition libérale, alors Ministre de l’Intérieur, est déclaré. La troupe de l’Opéra fuit alors la capitale. Elle aboutit en province, à Toulouse, où elle se produit le 28 septembre 1832.
C’est là que le Poikilorgue créé par la famille Cavaillé-Coll est présenté à Rossini en accompagnant les chanteurs. L’instrument fit très bon effet au maître qui de retour à Paris aurait fait appeler Aristide afin d’avoir un instrument pour accompagner un opéra.
La destinée parisienne
Arrivé sur Paris après un périple de plus de 4 jours[**] avec de nombreuses lettres de recommandations, Aristide sympathisera avec Grenié et Felix Savart et de manière général le milieu intellectuel, scientifique et politique de l’époque (cependant le facteur Dallery redoutant un concurrent lui fermera l’accès de sa maison[***].). Mais il n’est pas venu par hasard : la famille Cavaillé sait qu’un appel d’offre est en cours pour doter la Basilique Saint-Denis de grandes orgues symbole d’une politique culturelle volontaire de l’état. Malgré le délai restant de deux jours, Aristide, travaillant à toute heure, pu concourir et présenter son projet devant la commission, commission comprenant de nombreux Francs-Maçons comme Debret, Boieldieu ou Cherubini.
Son dossier et ses explications furent si convaincants qu’il remporta l’appel d’offre et commença alors à construire un orgue totalement révolutionnaire pour l’époque et qui reprenait toutes les dernières innovations afin de mettre l’instrument en accord avec son temps. Soucieux d’apports techniques, il perfectionne la distribution de l’air (notamment en imaginant des souffleries à pressions diverses, des réservoirs et des boites de régulation de la soufflerie) et la mécanique. Il généralise l’usage du pédalier à touches venu d’Allemagne -qu’il considère comme un clavier à part entière- et de la boîte expressive, étend les claviers à 56 notes, et modifie l’équilibre sonore de l’orgue, avec l’apparition des jeux harmoniques et le développement des batteries d’anches. Ainsi le principe était de pouvoir combiner les plans sonores pour avoir un tutti monumental tout en ayant des jeux de détail aux voix propres. L’alimentation en vent était très complexe car prévue avec différentes pressions suivant les jeux, un des clavier était expressif pour pouvoir jouer toutes les nuances. Cet instrument préfigurait complètement ce que le siècle allait donner et répondait parfaitement aux besoins musicaux de l’époque.
La construction était en cours depuis 6 ans[****] quand Aristide fut en bute à une impossibilité technique. Les pressions étaient trop fortes pour pouvoir soulever l’ensemble des soupapes quand les claviers étaient accouplés. Ainsi la dureté des touches ne permettait pas de jouer correctement l’ensemble magistral. Une limite mécanique qui imposait de revoir complètement les bienfaits de la multiplication des laies et des pressions et donc d’affadir complètement l’intérêt de l’œuvre pour en revenir aux orgues anciens. Ce problème faillit être fatal au projet innovant, et nous verrons, dans le prochain épisode, comment il fut surmonté ce qui permet de nos jours de n’avoir strictement aucune limite en terme de taille d’instrument.
à suivre…
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[*] Par une anecdote célèbre celui-ci acheva l’orgue de la cathédrale de Nancy en 1818 à l’âge de 94 ans en déclarant « commencer seulement à comprendre la facture ».
[**] La carte des » Routes des Postes de France » pour l’année 1833 nous renseigne sur l’itinéraire de quatre jours et demi de voyage de 182 lieues en traversant les villes de Montauban, Cahors, Brives, Limoges, Châteauroux, Vierzon, Orléans, Etampes puis enfin Paris, le samedi 21 septembre 1833, à quatre heures du matin, jour de la St Mathieu.
[***]Extrait de la lettre de Dallery, soumissionnaire pour la construction des orgues de St Denis à l’attention de M.Thiers, ministre du commerce et des travaux publics:
» J’ai fourni en juillet dernier à Monsieur Debret, architecte, pour la construction de l’orgue projeté de la magnifique Basilique de St Denis, un devis tel qu’exécute dans son ensemble, il devait opérer la régénération de l’art du Facteur d’orgue resté jusqu’ici en arrière lorsque tous on fait d’immenses progrès » – » Les concurrents me donnèrent d’abord peu d’inquiétude, l’un M. Calinet étant un ancien ouvrier de ma Maison ; le second M. John Abbey, en sa qualité d’Etranger, les autres parce qu’ils ne sont pas Facteurs d’orgues (Erard). Mais cette espèce de sécurité a cessé lorsque j’eus appris que l’affaire était soumise à un jury musical composé d’hommes du premier mérite mais avec une partie desquels j’avais eu le malheur de me trouver en opposition à l’ancienne chapelle du Roi. J’ai cependant lieu de craindre d’après les motifs exposés plus haut, et les indiscrétions de mes adversaires, que la commission ne m’ait pas été favorable … et que sa prédilection se soit portée sur M. Cavaillé Facteur d’orgue de Toulouse, peu connu à Paris et dont les travaux ayant été exécutés à 2 ou 300 lieux d’ici, sont bien plus difficiles à apprécier que ceux de mon père et les mieux qui nous ont valu depuis cinquante ans le titre de seuls Facteurs d’orgue du Roi » – » Il est à remarquer que M. Cavaillé avait , il y a environ six semaines , adressé son fils porteur d’une lettre, à mon père (Pierre-François, 1764-1833, peu avant sa mort) en le priant de l’accueillir et de lui faire voir les plus belles orgues de la Capitale ……
[****] La construction du buffet par l’architecte a pris un retard considérable pour différentes raisons et accidents, or sans buffet, impossible de placer et monter l’instrument!
carte situationnelle pour ceux qui connaissent pas bien le sud de la France
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Absolument et définitivement passionnant. Pas le temps ce matin, j’y reviendrai.
Superbe !
Le chapitre sur le début du XIXè siècle est Balzacien
Je reprends un peu plus tard.
Lorsque tu parles de claviers « expressifs » comment ça marchait ? Suivant la force avec laquelle on appuyait cela émettait plus ou moins d’air ?
non pour cela il faudra attendre les microprocesseurs et le fin du XXème siècle. Car si tu émets moins d’air, tu désaccorde ton tuyau et le son produit. Donc l’expression se fait via une pédale comme on voit dans la vidéo. Pour faire plus ou moins fort il n’y a qu’une solution qui a été importée en France par John Abbey au début du XIXème et qui consiste à enfermer la tuyauterie dans une boîte dont on fera s’ouvrir plus ou moins les volets afin d’augmenter le rendement sonore ou d’étouffer le son des tuyaux. Cela s’appelle une boîte expressive. Le clavier dont le plan sonore est enfermé dans une boîte expressive est caractérisé par le terme « expressif » (souvent le cas du clavier de récit, troisième clavier en partant du bas dans de nombreux instruments). Nous allons y revenir au prochain épisode.
ceci dit la question est pertinente car dans un premier devis (en fait le projet initial) pour St Denis un des clavier était expressif avec des anches libres et donc par force de l’air, comme pour un harmonium.
Mais le projet a beaucoup évolué et ce plan sonore original n’a pas été construit finalement. On y reviendra
L’expressivité n’était donc pas dans le clavier, si je comprends. Le terme de « clavier expressif » signifiait quoi ? qu’on ne pouvait faire marcher l’ouverture variable des ces boîtes avec une pédale, que sur un seul des claviers ?
Sais-tu que je connais bien l’un des deux titulaires des orgues de la cathédrale de Montpellier. IL m’avait déjà fait une démo une fois, sur place. Mais là avec tes explications je sens que je vais lui passer bientôt un coup de fil.
oui expressif signifie que le plan sonore est expressif. C’est un abus de langage qui associe, en français, le nom du clavier et celui du plan sonore associé. D’où une petite dérive. Pour répondre à ta question, oui la pédale ne commande qu’une seule boîte, donc généralement un plan sonore par pédale à bascule.
Peux-tu expliquer ceci, je ne comprends pas : « Les pressions étaient trop fortes pour pouvoir soulever l’ensemble des soupapes quand les claviers étaient accouplés. Ainsi la dureté des touches ne permettait pas de jouer correctement l’ensemble magistral. »
A moins que… Il faut que je regarde tes articles précédents. Ce qui se passe exactement quand on appuie une touche.
Je crois que j’ai compris : pour alimenter une telle tuyauterie en m^me temps il fallait une pression d’air considérable, or c’est l’appui sur la touche qui dégage la soupape et libère cette pression. Donc plus la pression d’air est forte, plus l’air pousse et bloque la soupape et plus il faut appuyer fort sur la touche pour l’ouvrir. J’ai bon ?
Effectivement nous verrons le coup des claviers plus en détail par la suite. Mais pour faire simple, dans les orgues anciennes, une note d’un clavier tirait une soupape. L’organiste n’avait donc qu’à vaincre la résistance de cette soupape (due à la pression) et les pertes mécaniques du système. Quand on accouplait deux claviers ensemble, c’est à dire qu’en jouant sur un clavier, les touches s’enfonçaient également sur l’autre, jouant les notes avec la registration de celui-ci, l’organiste devait ouvrir avec la même touche deux soupapes et vaincre deux mécanismes. On allait pas au delà.
Dans l’orgue de Cavaillé-Coll tel qu’il était conçu, une touche pouvait ouvrir plusieurs soupapes pour la même note (car les tuyaux n’étaient pas alimentés par les mêmes pressions suivant leur type), par exemple: une soupape pour les jeux d’anches et une soupape pour les jeux de fond. Tu multiplies par le nombre de claviers prévisionnels (5 au début) et tu arrives à un miminum de 10 soupapes une fois les claviers accouplés; soit 5 fois ce qu’on obtenait au maximum auparavant (sans oublier la mécanique monumentale peu adaptée à ne fournir aucun frottement, ni les pressions qui étaient effectivement plus élevées).
bref la force d’enfoncement demandée dépassait allègrement les 500g. (pour info pour les pieds la force d’enfoncement est d’environ un kilogramme)
D’accord , j’ai compris, passionnant. Mais comment va-t-il résoudre ce problème ? Le sucepince est insoutenable ! 😆
Fastoche, il n’y a qu’à prendre le même truc pour les doigts que Nadal prend pour les bras.