Voici un nouveau billet de Jaddo, ce médecin qui tient le blog intitulé « Juste après dresseuse d’ours » (pourquoi cette appellation, d’ailleurs ?)
Franchement ça décoiffe…
César
———————————————————————————————————
Ça pue la gitane sans filtre jusque dans le couloir.
Je suis fumeuse ; mon propre appart sent la clope froide en permanence, je suis un peu rodée. Mais là, même moi qui n’suis pas aussi chicandière, j’ai eu quelques secondes de suffocation en franchissant la porte.
C’est Madame qui m’ouvre. J’aperçois son sourire à travers le nuage de fumée, elle me tend une main décidée, elle m’invite à la suivre au salon qu’elle rejoint en boitillant d’un pas ferme. C’est le genre de femme à boiter d’un pas ferme.
Figé dans son fauteuil, Monsieur regarde par la fenêtre quand j’arrive. Il est en pyjama, il tient une canne dans la main. Je ne sais pas trop à quoi sert la canne, étant donné l’urinoir posé au sol et les débris alimentaires autour du fauteuil. Il est aussi sec qu’elle est ronde, blanc comme sa gitane qu’il finit par écraser dans le cendrier de la table basse. Il me serre la main en me jaugeant du regard. J’ai l’impression d’être un représentant qui vient lui vendre une encyclopédie dont il se cogne. Il marmonne une réponse à mon bonjour, puis tourne la tête à nouveau vers la fenêtre.
Madame s’assied à la table, joviale, face à son cendrier à elle.
La table ressemble aux tables des gens qui attendent la visite du médecin : des tas d’ordonnances empilées, un ou deux dossiers cartonnés, des enveloppes, un chéquier, deux cartes vitales, quelques boites de médicaments.
Il est difficile d’expliquer à quelle vitesse et sur quels indices on se fait une idée des choses et des situations.
Ça fait deux minutes que je suis là et j’ai déjà mon schéma en tête : lui, AOMI [NDLR : artérite] qui emmerde les médecins et que les médecins emmerdent, stade « du lit au fauteuil » , proche du stade « et puis du lit au lit », peut-être cancer.
Elle, au moins aussi malade que lui mais ne peut pas se permettre de boiter.
Tous les deux mal et peu suivis.
L’historique brouillonne que j’arrive à reconstituer avec Madame me confirme mes préjugés. Suivis par le Dr Carotte depuis très peu, puisqu’ils viennent d’arriver ici et qu’ils avaient un autre médecin là-bas.
Sur l’ordonnance de monsieur, du Symbicort qu’il ne prend pas, du Doliprane qu’il ne prend pas parce que « Ça ou rien c’est deux fois rien » , du Renutryl qu’il prend quand Madame le force, « parce qu’en dehors de ça il mange rien Docteur. »
C’est une ordonnance bien courte au vu de la gueule de Monsieur.
Bien courte aussi au vu de la gueule de ses dernières analyses biologiques, avec notamment une Hb glyquée à deux chiffres.
« Ah oui, il a été diabétique un moment, me dit Madame, il prenait du Glucor mais là il en prend plus le médecin avait dit que c’était plus la peine. Moi je suis diabétique, mais lui il l’était plus normalement. C’est moi, le diabète. »
Monsieur se laisse examiner de mauvaise grâce et répond monosyllabiquement à une question sur deux, me permettant de confirmer au moins l’AOMI, la BPCO [NRLR : bronchite chronique] et le rythme très espacé des toilettes.
La tension est correcte, parce qu’il faut bien sauver quelque chose.
Quand je retourne m’asseoir à la place qui m’a été attribuée autour de la table, il se tourne à nouveau vers la fenêtre et rallume une gitane. Ok. Marchons sur des œufs.
Parce que j’ai besoin de plus de temps pour décider de ce que je vais essayer de faire de tout ça, je passe à Madame.
Les analyses de Madame sont du même acabit, avec un diabète super déséquilibré, un cholestérol indécent.
Une ordonnance plus traditionnelle néanmoins, avec un peu plus de lignes. Elle fait ses piqûres d’insuline toute seule, mais le Glucophage elle a arrêté parce que ça lui chamboulait tout là d’dans.
Je lui demande si elle m’a fait venir uniquement pour le renouvellement, si tout va bien par ailleurs, si elle ne se plaint de rien.
« Ah si jvoulais vous montrer quelque chose » , elle dit.
Elle m’entraîne dans la chambre, elle s’allonge, elle remonte sa robe, elle baisse sa couche. Elle m’explique au passage qu’elle a des fuites depuis un moment, alors elle a acheté des couches. Ça ne semble pas lui poser de gros problème. Elle a des fuites, elle mets des couches, histoire réglée.
« Ça fait un moment, j’ai comme un abcès à l’aine, j’avais déjà eu ça mais là ça revient pis jme suis dit que ça allait partir mais ça part pas » , dit-elle en soulevant les fesses et en tirant la couche à ses chevilles.
L’odeur de la gitane ne masque pas celle du pus et de la macération. Effectivement, oui, y a comme un abcès.
Ça ressemble à une maladie de Verneuil, tellement y a comme un abcès. (Note aux lecteurs non médecins qui s’apprêtent à taper « Maladie de Verneuil » dans Google Image : attention ces images peuvent choquer.) C’est fistulisé de partout, ça s’étend sur tout le pli inguinal, ça suinte, c’est gonflé, c’est rouge, ça sent terriblement mauvais.
« Alors j’ai mis du Dakin pour désinfecter mais j’ai pas l’impression que ça s’arrange beaucoup. »
Tu m’étonnes qu’elle boite.
La résistance de la machine humaine et la tolérance des gens face aux transformations de leurs corps ne laissent pas de m’impressionner.
Bon. Donc, c’est Beyrouth.
On pourrait les hospitaliser quatre fois chacun.
Il faudrait tout reprendre, lancer des tas de médicaments pour monsieur, faire des tonnes d’examens, ré-adapter tout le traitement de madame, probablement l’opérer.
Bin j’ai fait rien.
Quasi rien. Un peu bougé le traitement de Madame, lancé des antibios et des soins locaux, renouvelé le Renutryl de Monsieur, serré les mains et suis partie.
Parce que je me méfie du syndrome de Wonder Woman.
La jeune médecin qui débarque, tourbillonne dans une jolie tornade, sort son lasso doré pour taper sur les doigts de Monsieur parce qu’il faut absolument arrêter de fumer parce que c’est pas possible et que ça lui pourrit les artères, et qu’il faut prendre des médicaments pour le diabète, et qu’il faut prendre son Symbicort parce que c’est pas bien de pas le prendre et que d’ailleurs depuis combien de temps il a pas vu un pneumologue pour ses poumons et qu’il a pas fait un doppler.
Parce que je ne comprenais pas tout de la situation, qui existait bien avant que je ne vienne poser ma mini-jupe rouge sur cette chaise sale.
Parce que peut-être, par exemple, que Monsieur a aussi un cancer du poumon et que les précédents médecins ont jugé préférable de lui foutre la paix.
Parce qu’un type qui a fumé trois gitanes sous mon nez pendant les 50 minutes de ma présence chez lui n’a probablement pas attendu que je surgisse dans sa vie pour lui apprendre que fumer c’est trop mal.
Parce que ce type là, il va sans doute falloir négocier en douceur le moindre médicament supplémentaire sur son ordonnance si on veut avoir une toute petite chance qu’il le prenne.
Parce qu’il y a forcément une raison à cette sous-médicalisation à outrance, qu’il va falloir la comprendre pour essayer de rouler avec.
Parce qu’on n’est pas à une semaine près, parce qu’on ne change pas les choses d’un coup de baguette magique aussi enthousiaste soit-il.
Parce que ces gens ne me demandaient rien et ne se plaignaient de rien.
J’ai fait mon Under Woman.
J’ai cru lire dans l’œil de Monsieur un poil d’intérêt et un poil de respect quand il a vu que je ne poussais pas des hauts cris et que je ne le sermonnais pas. J’ai eu l’impression de partir en ayant posé de bonnes bases pour pouvoir peut-être commencer à faire un peu de médecine à la visite suivante.
Et le bon équilibre, ce qu’il aurait fallu faire, jusqu’où il aurait fallu bousculer les choses, franchement, je ne sais pas.
Peut-être que j’ai pris cette décision aussi un peu parce qu’elle était plus facile et plus confortable pour moi.
Peut-être j’ai voulu faire ma frimeuse à la je-vais-vous-montrer-que-je-suis-pas-comme-les-autres-médecins-et-que-moi-je-vous-respecte-et-vous-allez-voir-un-peu-comme-je-suis-la-reine-de-l’établissement-du-lien-de-confiance.
Peut-être que je me suis trouvé de bonnes raisons de ne pas savoir quoi faire, que j’ai collé un alibi à mes couettes.
Peut-être que l’argument « Oui non mais je sais qu’il est mort Msieur l’Juge, mais vous comprenez j’ai pas voulu le bousculer avec sa gueule de non-compliant… » n’est pas super solide.
La semaine dernière, j’ai réussi à ajouter un antidiabétique, de l’aspirine et un antalgique sur l’ordonnance de monsieur, avec moultes précautions oratoires.
A un moment, quand j’expliquais ce que je proposais d’ajouter et pourquoi, il a brandi sa canne pour me menacer avec, mais son œil souriait. On verra bien comment ça va se passer.
Elle, son pli inguinal ne s’était pas franchement amélioré. Elle m’a appris entre deux phrases sur autre chose qu’on lui avait « enlevé un naevus à cet endroit là il y a quelques années ». Je n’aime pas bien ça.
A la prochaine étape, il va sans doute falloir quand même finir par hospitaliser Madame, et gérer la situation de Monsieur qui ne peut pas rester seul à la maison.
Ils m’ont demandé si ça pouvait attendre leur retour de vacances, ils partent dans le sud pour voir leurs enfants et leur nouveau petit-fils.
J’ai dit oui.
Je ne sais pas si j’ai bien fait et j’ai la frousse.
Je m’étonne que cet article qui prend aux tripes ne suscite pas plus de commentaires …
Nos amis les bannis nous ont trouvé avec Jaddo et Dr Kapote deux magnifiques auteurs à la fois authentiques et talentueux.
Pour Jaddo, il faut souligner le mérite qu’a aujourd’hui un jeune médecin a s’installer comme généraliste libéral pour affronter en solitaire toute la misère humaine à 22 euros la consult. Faîtes rapidement le calcul pour 35 heures en déduisant les congés non payés les frais de cabinet, l’assurance, etc …
Les copains de fac ont généralement préféré le confort de l’hopital ou le jackpot de la spécialité en secteur 2 . Les vieux médecins s’inquiètent aujourd’hui de ne plus croiser beaucoup de jeunes comme elle. Apprécions cette chance ..
Juste un truc pour Colre, ce serait pas mal d’illustrer l’article avec une photo de la mini-jupe rouge de l’auteur 😆
Snoopy, on a d’autres surprises en préparation. Elles tardent un peu mais elles arrivent…
Juste une précision : depuis le 1er janvier nous avons été augmentés à 23€ la consult…
Justement, un nartik comme celui là vous laisse sans voix. Quand je pense que sur Maboulvox, il y a cet empaffé de PatDu qui sort ses chiffres pour tenter de faire passer les médecins pour des nantis roulant carosse et escroquant le contribuable…. Manque plus qu’il vienne bientôt se plaindre d’eux comme rétribuable qu’il est…
Je suis allé voir ses commentaires et j’ai compris pourquoi personne ne veut lui confier la caisse :
Il en débute un par » 52 semaines – 5 semaines congés = 48 semaines » 😆
Impressionnant.
Effectivement, que peut-on dire devant ce portrait de misère humaine?
Ce n’est pas le sort du médecin qui me préoccupe mais celui de ces pauvres gens qui laissent filer les choses parce que se battre, en plus de leur état physique, leur est impossible. Ils attendent que ça se passe tout seul ou que ça s’arrête le plus tôt possible et pour toujours.
La doctoresse fait ce qu’elle peut mais ne peut les aider que s’ils s’aident un peu eux-mêmes et on dirait qu’ils n’en ont pas vraiment envie. Il est rare de trouver des médecins aussi humains mais il y en a quelques uns. Je viens de changer de généraliste et le nouveau m’est apparu compétent et très humain. Il demande 22 euros/consultation et comme j’avais pris RV je lui ai demandé étonnée: vous ne prenez pas de supplément ? Il m’a répondu qu’il n’aimait pas mélanger médecine et argent ….
Sinon, j’ai eu tellement de déception avec les médecins que je n’ai pas consulté pendant deux ans. J’ai vu toutes sortes d’horreurs de comportements qui m’ont dégoûtée.
Hier dans la nuit, 00:15/01:15, il y avait un documentaire réalisé par Jacques Cotta et Pascal Martin « l’accès au soin en danger« . Je l’ai pris en court. Quel dommage que ce genre d’émission si intéressante et critique sur notre société passent si tard. Résumé: Un état des lieux accablant du recul de l’accès au soin en France, pays miné par les franchises, les déremboursements et la fermeture des services hospitaliers. Fermeture de maternités! Une certaine « première-dame » bien connue des Français n’aura sans doute pas de problème pour aller accoucher comme cette jeune femme dans le doc qui a accouché dans un véhicule vu que l’hôpital était à 250 bornes.
Bonsoir Causette; bonsoir à tous;
Ce n’est pas tant que nous manquons d emédecins en France, c’est qu’ils sont très mal répartis. Géographiquiement et « qualitativment ». Lors des choix de « garnison » après l’internat (qui ne s’appelle plus comme ça d’ailleurs) il y a plus de postes à pourvoir que de candidats. Devinez quels sont les postes qui restent en jachère? Ceux de généraliste! Je crois qu’en 2009 sur la France 500 postes de futurs généralistes n’ont pas été pourvus, certains préférant même redoubler pour essayer d’obtenir « mieux » l’année suivante.
Mais c’est tout un roman…
Fantomette médecin généraliste « de base » qui se reconnait bcp dans les écrit de Jaddo le docteur à couettes.
Ayant vécu une enfance un peu cernée pas la même horreur , je ne sais dire autre chose que « Heureusement qu’il y avait les ours »
Franchement, quand on compare les 22euros la consultation de médecin généraliste avec les frasques immobilières de DSK, on se dit qu’il y a quelque chose qui cloche en ce bas monde, une inversion des valeurs supposées désigner l’un et l’autre dans un camp politique différent, qui voit les compétences du 2ème (qui ne sont pas avérées) dépasser de très loin en salaire celui du 1er, qui s’est farci 7 années d’études au bas mot, et qui se coltine les miasmes et les désespoirs de ses concitoyens. Le quotidien de ce médecin comparé à une journée de « jetfornicateur » de DSK est assez édifiant en soi, tant il bouscule les schémas de pensée préconçus.
Et les infirmières alors? Deux de mes frangines sont infirmières de métier, une en Suisse l’autre en France. Devinez laquelle était rémunérée trois fois plus que l’autre! Bon, la Suisse-frangine a abandonné le métier ayant bien réussi à s’élever dans sa société. L’autre Française-frangine est toujours infirmière mais a choisi de retourner dans le milieu hospilier en tant que salariée, vu que sa tentative d’entreprise de soins infirmiers en libérale a échoué, trop de papelards, trop d’impôts, trop de tracas et de temps perdu à autre chose que son métier. Et pourtant ce qu’elle aimait ça aller chez ses patients, les soigner leur parler. La France devient triste à vivre.
Très percutant ce billet; malheureusement ces patients existent partout. Sur le blog de Jaddo le fil des commentaires à ce post est intéressant lui aussi : jusqu’où aller si on ne vous demande rien? Comment apprivoiser les patients « non-compliants »? Jusqu’où va le respect du statu quo et où commence l’indifférence?