Le drame essentiel du destin de Maria Callas, celui qui éclipse tous les autres, a été la détérioration de sa voix ; et on ne peut mesurer l’ampleur de cette tragédie qu’en se penchant sur la valeur exceptionnelle, hors norme, de ce qu’elle a perdu.
Pour bien comprendre, l’ambitus ordinaire des sopranos, c’est-à-dire l’écart entre la note la plus grave et la plus aiguë, est de l’ordre de deux octaves et la tessiture se situe entre le Do3 et le Do 5, ce dernier étant le fameux « contre-ut ». C’est la zone où elles chantent normalement sans trop d’efforts. ( Le chiffre indique le numéro conventionnel de l’octave. Comme repère, le La du diapason, celui de la tonalité du téléphone en France est un La3.) Les voix sopranos les plus aiguës peuvent aller jusqu’au Mi5 (contre-mi) et très exceptionnellement au delà.
La tessiture constatée de la Callas au meilleur de sa forme allait du Fa#2 au Mi5 ( on rapporte même un contre-fa poussé par erreur, mais sans preuve certaine), soit presque trois octaves. Autrement dit elle couvrait une tessiture allant du grave d’une contralto à celle d’une « soprano coloratur ». Renseignement pris, il semblerait bien qu’il s’agisse d’un cas unique lui permettant, vocalement parlant, d’interpréter n’importe quel rôle féminin du répertoire lyrique [1]. Je parle ici de l’ambitus, car pour ce qui est de la note la plus aiguë, il y a eu mieux, mais pas souvent. La cantatrice actuellement dans le circuit qui a ( qui avait, pour être plus exact) la voix la plus haute est Natalie Dessay ( contre-sol# dans Lakmé en 1999), mais on est encore loin de Mado Robin : contre-contre-ré ! (Ré6, ce qui est semble-t-il la note la plus haute jamais atteinte par une voix humaine, au moins depuis que l’on dispose de traces).
[ Pour mieux comprendre ce qu’est une soprano coloratur, je conseille cette vidéo exceptionnelle de Natalie Dessay dans La flûte enchantée ]
Autre caractéristique de la voix de la Callas, sa puissance vraiment exceptionnelle que l’on mesure à un détail stupéfiant : elle était capable de faire un diminuendo sur un contre-mi dans La Somnanbula (Bellini) , ceci a été enregistré au cours d’une prestation en direct.
Pour bien comprendre où se situe l’exploit, ces notes limites, suraiguës, chez les cantatrices ne peuvent être chantées autrement qu’à une puissance maximale. Faire un diminuendo (ou decrescendo, c’est la même chose) sur une note que l’on ne peut sortir qu’à pleine puissance est théoriquement impossible. Pourtant elle l’a fait…
À ces caractéristiques purement techniques s’ajoute enfin un timbre très particulier, reconnaissable entre mille surtout dans le registre médium. Timbre, d’ailleurs, qu’une stricte orthodoxie classique qualifierait certainement de laid. En tout cas pas vraiment « pur ».
Les qualificatifs des techniciens du chant sur la voix de la Callas à sa grande époque sont unanimes et dithyrambiques.
On l’entendra ici dans Casta Diva ( La Norma, Bellini) lorsqu’elle avait encore sa voix unique. Un de ses plus grands succès, qu’elle doit aussi à son incroyable investissement dans l’interprétation des rôles qu’elle a joués.
A titre personnel, je ne suis pas fan d’opéra et je n’aime pas beaucoup le chant classique : voix trop forcées, vibratos insupportables, prononciation ridicule etc. Mais entendre cela continue de me sidérer et de m’émouvoir au plus profond de mes tripes.
Que s’est-il donc passé pour qu’elle perde une voix aussi exceptionnelle ?
Si l’on en croit tout ce qui a été écrit sur le sujet, les raisons en sont multiples et Maria Callas a eu la malchance qu’elles se soient conjuguées à peu près simultanément…
L’une des causes les plus étranges et sur laquelle l’expérience des cantatrices a été très largement en avance sur les constatations du milieu médical (qui n’a vraiment reconnu le fait que depuis une vingtaine d’années) est le rôle de la diminution des œstrogènes. Lorsque la production de ces hormones féminines diminue ou s’arrête, la voix se durcit, perd de sa puissance et devient plus grave. Phénomène léger et temporaire durant les règles [2], il est définitif et parfois violent au moment de la ménopause. ( On cite le cas de la malheureuse Christa Ludwig à qui s’est arrivé en plein concert durant une représentation de Don Carlos). Et la malchance a voulu que la Callas ait été ménopausée très tôt, au tout début de sa quarantaine.[ 3]
Une autre cause invoquée, qui n’a pas manqué de m’intriguer, est son amaigrissement.
Jusqu’à l’âge de 30 ans Maria Callas a été, comme presque toutes les cantatrices de son époque, assez boulotte et c’est semble-t-il à l’occasion d’un opportun ténia suivi d’un régime constant, qu’elle a considérablement maigri et qu’elle s’est maintenue dans sa nouvelle silhouette. Mais les techniciens du chant expliquent que ce n’est pas sans conséquence sur la puissance du souffle. C’est ce que pense notamment la soprano Renée Fleming citée par Wikipedia :
«J’ai ma propre explication au sujet de son déclin vocal. C’est plus en la regardant chanter qu’en l’écoutant que j’ai acquis la conviction que c’est son amaigrissement important et rapide qui est à incriminer. [Les enregistrements vidéo de Callas réalisés à la fin des années 1950 et au début des années 1960, révèlent des problèmes de souffle].
Ce n’est pas la perte de poids en elle-même… mais si quelqu’un se sert de son poids pour assurer son souffle et que ce poids diminue fortement, cette personne, si elle n’a pas développé une musculature de rechange, aura des problèmes de voix. Quelqu’un m’a dit que la manière dont Callas portait ses mains à son plexus lui permettait de « pousser » et, par là même d’obtenir une sorte d’appui. Si elle avait interprété des rôles de soubrette, elle n’aurait pas connu de problème. Mais elle chantait les rôles les plus difficiles du répertoire, ceux qui nécessitent le plus de vigueur ».
Autrement dit, sans doute pour plaire à des hommes, elle a sacrifié sa voix….
Circonstance aggravante, l’absorption de psychotropes d’abord régulière puis massive après sa rupture avec Onassis a eu également un effet secondaire hypotonique et hypotenseur désastreux sur sa musculature vocale.
On a enfin évoqué, comme cause de la perte de sa voix, un travail excessif dans des registres qui n’étaient pas vraiment les siens.
Elle était probablement une mezzo-soprano naturelle et ce n’est qu’au prix d’un entrainement acharné qu’elle avait réussi à atteindre dans le grave le registre d’une contralto et dans l’aigu celui d’une coloratur. Selon certains spécialistes, interpréter trop de rôles difficiles dans ces registres forcés (notamment les rôles wagnériens) aurait fini par épuiser sa voix. Et, à l’appui de cette explication, il faut incontestablement noter l’enchaînement, parfois le cumul incroyable de ses prestations.
Après Billie Holiday, voilà encore un autre destin tragique de chanteuse, morte aussi, prématurément, à l’âge de 53 ans …
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Notes :
(1) On oubliera le cas Yma Sumac qu’on n’a jamais entendu chanter un opéra et dont les performances vocales sont assez suspectes.
(2) Il m’est arrivé d’être interprète-traducteur pour le Marinsky (ex-Kirov) au cours de leurs tournées en France et j’avais été surpris que certaines choristes féminines soient, de temps en temps, dispensées de répétitions et de concerts. Lorsqu’à mes questions il m’avait été répondu que c’était en raison leurs embarras périodiques, j’avais haussé les épaules croyant à un reliquat de règlement bureaucratique obscurantiste hérité de l’époque soviétique…
(3) Il ne faut probablement pas chercher ailleurs la réorientation récente de Natalie Dessay à l’âge de 48 ans vers des rôles exigeant moins de notes extrêmes.
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Merci Léon pour ces réflexions sur la Callas. Elle avait en effet une voix peu classique, un rien de rauque, de gorge serrée derrière un magnifique déploiement, qui la rendait reconnaissable entre toutes.
c’est sur que passer de la morphologie d’obèse à celle de sylphide n’arrange pas la voix ,sans compter certainement les déboires amoureux,la vie mondaine,certainement la prise d’anxiolytiques,les soirées interminables,les voyages ,les répétitions ,tout ça pour une personne certainement fragile physiquement et psychiquement ….
les modification hormonales aidant ou plutôt le contraire,tout ces mélanges ont transformés les trilles de rossignol en vulgaires couacs de canard de barbarie ….
ooooooooh… t’exagères 😉 !! « vulgaires couacs » 😯 😯 la Callas…? non, pas possible, comment ça « vulgaires » : déchirants…
Bouleversante, cette voix qui se casse ou s’éclipse de s’être condamnée par son dévouement passionné à l’amour de la musique, des compositeurs, de son public…
Comment, même elle, cette voix abîmée par les excès pour notre enchantement, ne pas l’aimer ? Il y en a peu, Piaf par exemple, pour susciter en moi cette reconnaissance inconditionnelle, dans la grandeur comme dans le déclin…
J’ai mille fois préféré ses failles que son silence…
Ma gratitude à l’égard des artistes hors-norme est sans limite. La condition humaine n’est pas toujours drôle drôle, mais le génie artistique sauvera (un peu) l’espèce dans le Grand Livre des comptes à la fin des temps…
L’organe, la voix, s’use comme les autres et est plus ou moins affecté par l’âge. Pour s’en rendre compte il suffit de voir les vieilles gloires, qui tirent sur la voix ou chevrotent pour compenser. En plus, le registre classique est extrèmement exigeant qui nécessite un travail constant pour conserver ses qualités à défaut de pouvoir les optimiser. Il y a probablement un effet amplifié par le mode de vie mais à mon sens peu de ténors ou sopranos parviennent à rester au top tout au long de la vie. On élève son niveau, on attient son apogée, puis on s’étiole plus ou moins rapidement, selon la génétique et le travail
Curieux, mais je suis au contraire frappé de constater que la voix vieillit peu. En tout cas beaucoup moins que le reste. Certes elle est moins performante dans la durée et les difficultés techniques, mais je trouve qu’elle change peu. Il faut attendre vraiment un âge avancé…
Merci Léon,
Maria Callas restera pour moi l’extraordinaire interpréte de Carmen qui me donne encore la chair de poule.J’avais un coffret de cet opéra avec á la direction George Prêtre,un enregistrement exceptionnel (pour moi en tous cas, qui ne suis pas spécialiste) de mémoire, (faillible 🙁 )
il me semble que c’était Ruggero Raimondi dans ce même enregistrement.Pouvez vous confirmer ou infirmer ❓
Non, désolé, je ne puis, je ne suis pas du tout un spécialiste de l’Opera.
Bonjour Lorenzo,
Je n’ai pas le temps d’aller chercher mais à mon avis Ruggero Raimondi n’a pas chanté d’opéra avec Callas (il est trop jeune, je pense)…
J’ai bcp écouté, jeune, cette version de Carmen. Je crois qu’elle était assez critiquée, comme d’hab avec la Callas des années 60, mais j’ai souvenir d’une version magnifique, avec les « graves/medium » de sa voix que j’ai toujours adorés…
Bonjour Lorenzo,
Maria Callas en a enregistré des extraits mais ne l’a jamais joué sur scène.Le seul qui l’ait accompagné: Barbier de Séville et autres est Tito Gobbi. Je possède un 33 tours du Barbier de Séville avec ces deux interprètes, une pure merveille.
le pire,c’est quand il y a un dentier qui menace de prendre la tangente …c’est pas une chanteuse d’opéra certes mais Line Renaud émet des CHHHHHHHHHH pleins de postillons qui arrosent les spectateurs des premières places !
Merci Colre et Causette de vos précisions, en fouillant sur le net j’ai fini par retrouver le disque contenant des extraits de Carmen, pas de Ruggero Raimondi donc
c’était une erreur de ma part 😉
Je crois que vous avez confondu Causette et Monique, no blème, c’est un plaisir 😆
Monique,
effectivement 🙄 soyez donc remerciée á votre tour 😉
RÉÉDITION
Je reproduis ici le lien donné ce matin au jardin du 2 décembre 2013
Mouaip, plus de 5000 visites en trois ans. Pas mal…
En recherchant des trucs sur Nathalie Dessay, je suis retombé là-dessus. Quand même, quelle partition, fallait oser !
Pour ceux qui s’emmêleraient les crayons entre les soprano , lyriques, légers , colorature , le soprano lirico spinto ou demi-caractère….et il y en a d’autres
Je vous invite à consulter cette page
.
Attention , c’est à mon avis l’accès le plus dangereux à l’art lyrique qui conduit à considérer les artistes comme des bêtes de cirque…qui lassent très vite.
De plus les artistes elles mêmes s’y perdent ou s’y abiment .
Nathalie Dessay a été peut-être confrontée à ce double écueil.
Et bée…. Il y a une raison spéciale pour laquelle tu republies ça, Furtif ?
Bonjour mon Léon
.
Bin oui
Un double message sur la boite aux lettres de Julescesar03 qui emet des réserves sur ta note N°1 de fin de Nartiq sur les réserves au sujet d’Yma Sumac
…
Alors????
Alors j’attends…
Tu peux me le faire suivre ?
Ce n’est plus 5000, c’est déjà plus de 13 000. Léon, champion du monde !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Mais on reste loin du record de cet article : http://www.disons.fr/?p=18976 ( Plus de 126 000 !)
Petite réponse à Bruno, qui nous a écrit.
Le sujet de mon article n’était pas Yma Sumac mais Maria Callas, c’est la raison pour laquelle je n’ai pas développé la note que vous trouvez « lapidaire ».
J’ai effectivement quelques interrogations, sinon des doutes, à propos des performances vocales de Y. Sumac. On a prétendu qu’elle avait un ambitus de presque cinq octaves, ce qui en ferait un vrai phénomène de foire, sachant que la Callas par exemple en avait « presque trois ». Seuls des enregistrements que l’on pouvait parfaitement truquer, même avec les moyens de l’époque, font apparaître un ambitus de presque 4 octaves, ce qui est déjà gigantesque, mais le plus souvent trois octaves. Une telle voix serait tellement hors normes qu’elle aurait du faire l’objet d’études scientifiques poussées, car même dans le passé, on n’a jamais entendu parler d’une telle voix même par les castrats ( le maximum connu était Farinelli : 4 octaves). J’ai juste des doutes, parce que c’est ma nature de me méfier de ce qu’on me présente comme extraordinaire, mais aucune preuve de rien du tout. Après tout, elle avait peut-être une voix hors normes.
On attend ….ambitus de 3 , 4 ou 5 octaves
Merci Léon pour l’éclairage.
Plus que les cds, ce sont les prestations live qui donneraient une meilleure indication des performances réelles d’Yma Sumac (et pas qu’elle d’ailleurs). Je constate qu’elle monte très haut certes mais moins haut que sur les disques à priori, de plus elle ne ‘reste’ pas, elle ne se maintient pas, ce qui n’est pas gravissime en soi, sachant que c’est déjà une performance. Je dois préciser que ce ne sont pas lorsqu’elle atteint les ‘aigües’ que je suis le plus touché. Je suis davantage touché par son imitation des oiseaux d’Amazonie par exemple, ou son ‘râle’ sur l’ouverture de ‘Tumpa’, et la gestuelle qui va avec. Quant au côté phénomène de foire, oui, qu’on le veuille ou non, elle a été peut-être malgré elle ou parfois avec son total accord, également un phénomène de foire. Ce qui a fait qu’elle n’a pas peut-être pas été aussi prise au sérieux qu’elle l’aurait voulu. Enfin ça c’est une autre histoire.
Bin………
Voilà un commentaire beaucoup moins catégorique que ce qu’on pouvait attendre à la lecture du Mail
On a comme qui dirait un article en germe.
Maisdisons vous offre ses colonnes
C’est on ne peut plus clair je crois moi aussi.
Je suis impatient de lire bien me déclarant complètement incompétent en laz matière n’éanmoins je suis avide d’apprendre.