Accordeurs de pianos

Contrairement à ce que l’on pense généralement il ne faut pas une oreille exceptionnelle pour devenir accordeur de pianos, par ce qu’il n’accorde pas « à l’oreille ». Enfin, pas exactement… Il accorde au « battement », et tout son apprentissage consiste d’abord à apprendre à le repérer dans le fatras complexe produit par l’émission simultanée de deux sons. Plus ces sons sont simples, plus le battement est facile à entendre.

Lorsque l’on émet deux sons exactement à la même fréquence, il n’y pas de battement. Puis, si on commence à créer un différence de hauteur, laisser l’un des sons fixe et monter l’autre, par exemple, le battement apparaît sous forme d’une pulsation qui va commencer par être de plus en plus rapide au fur et à mesure que l’on continue de le monter, passer par un maximum, puis décroître jusqu’à disparaître et à nouveau réapparaître, et ainsi de suite.

Ces intervalles où le battement disparaît constituent autant de « valeurs remarquables » qui vont fonder tout le système harmonique occidental : la quarte, la quinte et l’octave, mais aussi, dans une certaine mesure la tierce. En effet une quarte plus un quinte donnent une octave. Ces intervalles où le battement disparaît et qui procurent une sensation de confort à l’oreille sont appelés des « consonances » par rapport aux intervalles avec battement qui s’appellent des « dissonances » ; c’est tout ou moins l’origine des ces appellations qui ont ensuite été étendues à l’ensemble de l’harmonie. Grâce au système des quintes, des quartes et de octaves on produit les douze demi-tons de la gamme chromatique, c’est le principe de la « partition » de l’accordeur : on prend un point de départ, le « la » 440 hertz , on lui applique une quarte montante on obtient le . On lui applique une quinte on obtient le mi. Du mi on applique une quarte descendante on obtient un si, du on applique une quarte on obtient un sol et ainsi de suite. En ramenant toujours les intervalles à l’intérieur d’une même octave on obtient les douze demi-tons de la gamme chromatique. Normalement dans la partition dite « en tierces » l’accordeur commence par accorder le fa en dessous du la du diapason, puis le do dièse et le fa au dessus, il doit pour cela retenir « par cœur » les battement de plus en plus rapides produits par ces trois tierces et ensuite il accorde les quartes et les quintes. Notre gamme chromatique n’est donc pas arbitraire, elle repose sur les propriétés physiques de résonance des corps.

Expérience permettant d’entendre le battement.

Voici, séparément, deux fréquences très proches, le  264 hertz et  266 hertz. Livrez-vous à l’expérience suivante : lancez à tour de rôle chacune de ces fréquences ( attendez que l’une soit terminée pour lancer l’autre). Insistez, la connexion au média peut être un peu longue la première fois. Vous n’entendrez probablement pas de différence de hauteur, 2 hertz  étant un intervalle trop faible pour être perçu à l’oreille  et vous n’entendrez  aucun battement. Lancez-les maintenant toutes les deux simultanément, le battement apparaît. Arrêtez-en une, il disparaît.

264 Hertz

266 hertz

J’ai maintenant réalisé une vidéo, un bricolage personnel qui permet également de visualiser ce battement un utilisant un logiciel d’édition musicale. On part du Do « de la serrure » du piano. S’il est accordé sur le diapason standard La= 44o hertz (tonalité en France du téléphone), sa fréquence « naturelle »est de 264 Hertz. Puis, tout en conservant ce do on émet en même temps et on mixe des fréquences de plus en plus hautes. Ici on a choisi, d’ajouter d’abord 266 Hertz, puis 275 htz , puis 280 htz, 300 htz, puis 330 htz qui correspond à la tierce majeur naturelle (mi), puis 352 htz qui correspond au fa et à une quarte naturelle, puis 396 htz qui est la quinte juste et correspond au sol naturel, enfin l’octave, la fréquence double du do 264 htz , soit 528 htz . On peut ainsi entendre et visualiser les battements sur le graphique déroulant et voir que seuls les trois derniers ( quarte, quinte, octave) sont des consonances, c’est-à-dire des intervalles sans battement.

Seulement cela ne tombe pas juste… Voilà le problème : si l’on part du la et qu’on lui applique une quinte « juste », (sans battement du tout) on obtient un mi. Mais si on ajoute à ce mi une quarte juste qui doit donner théoriquement le la une octave au dessus du la de départ, on obtient bien cette note mais elle n’est pas juste : les deux la émis ensemble produisent un léger battement. Il fallait donc choisir : quels intervalles devaient être justes ? les quartes ? les quintes ? les octaves ? ou même certaines tierces ?

Jusqu’à la fin de l’époque baroque, les compositeurs ont jonglé avec divers tempéraments possibles de l’accord, sachant tout de même qu’ils se heurtaient à des impossibilités, des accords qui sonnaient très faux lorsqu’ils tentaient des modulations, c’est à dire des changements de tonalité. C’est à partir de Bach que l’on a définitivement adopté le principe du tempérament égal, c’est à dire la division de l’octave en douze demi-tons égaux avec des octaves justes, ce qui conduisait à avoir des quartes et des quintes toutes un peu fausses. La difficulté pour l’accordeur vient donc du fait qu’il doit accorder faux.

A signaler qu’un accordeur de pianos de Montpellier, Serge Cordier,  a proposé dans les années 1980 une méthode d’accord des pianos fondée sur des quintes justes et des octaves légèrement fausses, jugée très « confortable  » à l’oreille par les pianistes, mais qui est réservée à un usage du piano en solo.

Une fois qu’il a appris à établir le tempérament égal, l’accordeur doit acquérir deux aptitudes, le coup de clé, c’est à dire la manière de manipuler la clé d’accord pour que la note ne se désaccorde pas rapidement lorsqu’elle sera frappée par le marteau et la rapidité : il doit être capable d’accorder un piano en une heure et demie, deux heures au maximum.

Après avoir fait sa partition, il doit faire les unissons des notes de la première octave puis en prenant appui sur elle faire les notes des suivantes. En général les accordeurs commencent par  les aiguës et terminent par les graves (il y a moins de cordes à accorder vers le grave ). Pour les notes extrêmes une difficulté supplémentaire surgit : dans l’aigu les battements sont tellement rapides qu’on ne les perçoit pas comme tels mais comme une sorte de gêne; dans le grave c’est le contraire, d’autant que sur les pianos droits les cordes graves sont trop courtes et produisent beaucoup de sons parasites qui empêchent de bien distinguer le battement. Le dernier octave, le plus aigu doit, bizarrement être accordé au-dessus de sa valeur normale sinon on a l’impression que les notes sont trop basses. On est victime d’une illusion sonore comme il existe des illusions d’optique. Il faut à peu près deux ans pour former un accordeur de piano.

Outils d'accordage et pince à mortaises

L’accordeur doit, en outre, être capable de faire sur place, chez le client, un certain nombre de réglages et de réparations simples.

Comme tous les artisans, dépanneurs et réparateurs qui se déplacent chez les clients, pas mal d’histoires à leur propos circulent dans le métier : les clients « bizarres », les clientes nymphomanes, les aventures assez cocasses.

En voici une : lorsque l’accordeur est déjà venu chez le client, il n’est pas rare qu’il ait à récupérer les clés chez un concierge ou un voisin et qu’il travaille en l’absence du client. Un accordeur, ainsi, ouvre la porte de l’appartement, s’installe devant le piano et commence à travailler, lorsqu’une masse  s’abat sur son dos : il s’agissait d’un énorme doberman que les maîtres avaient oublié d’enfermer et qui se mettait à grogner méchamment dès que l’accordeur faisait le moindre geste. Le malheureux est resté ainsi plusieurs heures jusqu’au retour des maîtres…

Le diapason

Ce que l’on appelle le diapason est à la fois la valeur physique conventionnelle d’une note (c’est le la qui a été choisi) et l’outil en forme de petite fourche métallique à deux dents qui permet de la produire.
Il a fallu attendre la veille de la 2e guerre mondiale pour qu’on adopte une valeur universelle du diapason au la 440 htz.
Jusque là, une pagaille invraisemblable régnait dans ce domaine : chaque ville, chaque orchestre, chaque compositeur, parfois, avait son diapason avec quelquefois, même,  une valeur différente pour les instruments et pour les chœurs !
En voici une liste de valeurs relevées par Wikipedia .
On constatera qu’il aura fallu attendre 1859 pour qu’il y ait un diapason unique sur le territoire français….
Globalement la tendance a été de voir sa valeur progressivement augmenter depuis le XVIII e siècle, sous l’effet dit-on, des facteurs d’instrument à vent qui, en accordant légèrement au-dessus avaient trouvé ainsi le moyen de les faire briller et ressortir au sein de l’orchestre.
En musique baroque on utilise des diapasons plus bas pour éviter de monter en tension les instruments à corde qui ne le supporteraient pas, ce diapason est fréquemment d’un demi-ton plus bas que le 440. Pour une raison identique, lorsque les accordeurs tombent sur un piano ancien, sans cadre (improprement appelé à « cadre en bois » ) ils utilisent en principe un diapason au 435 htz. En revanche pour un piano soliste on utilise généralement un diapason au 442, voire 444, c’est à la demande du client. L’accordeur de pianos dispose donc d’au moins 3 ou 4 diapasons différents.
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Ph. Renève
Ph. Renève
21 décembre 2010 14 h 20 min

Accorder, quel beau métier…

Une question technique: comment connaît-on la valeur précise en Hertz de la utilisés au XVIe ou au XVIIe ?

Léon
Léon
21 décembre 2010 14 h 53 min

Bonne question. Je n’en sais rien, mais il y a des instruments de cette époque et peut-être aussi des diapasons. Je vais essayer de le savoir.

Léon
Léon
21 décembre 2010 17 h 22 min
Reply to  Léon

La réponse est dans Wikipedia :

On sait que la hauteur du diapason a beaucoup varié dans les siècles passés, et d’un lieu à l’autre. On parvient à déterminer les valeurs grâce aux instruments d’époque qui ne se désaccordent pas : les instruments à vent tels que flûtes, trompettes, orgues, les cloches, etc.

Ph. Renève
Ph. Renève
21 décembre 2010 17 h 26 min
Reply to  Léon

Ah oui, en effet, merci.

maxim
maxim
21 décembre 2010 17 h 14 min

une chose m’a frappé,c’est la tonalité différente des pianos utilisés par des artistes …je prends un exemple,j’aime particulièrement Errol Garner et Oscar Peterson ,bon,j’ai remarqué qu’ils utilisent une marque différente de piano,mais n’empêche qu’en principe on doit arriver à les accorder suivant les méthodes reconnues par un accordeur professionnel et nul doute qu’avant un concert ce dernier vient faire les réglages,mais étant donné les tonalités complètement différentes du jeu des deux artistes,est ce qu’il n’y a pas une tonalité spécifique aux désirs de l’artiste pour justement avoir son timbre qui lui est propre ?

Léon
Léon
21 décembre 2010 17 h 30 min

Je crois que ce que vous appelez « tonalité » sont des sonorités, des timbres. Cela n’a rien à voir avec la hauteur de diapason auquel l’instrument est accordé. Actuellement on n’accorde plus qu’au 440, ou 444, exceptionnellement 442. Les timbres des pianos dépendent d’abord de leur marque et de leur fabrication et également de quelques réglages comme la dureté des feutres des marteaux. Mais le jeu du musicien y fait aussi.

Buster
Membre
Buster
22 décembre 2010 9 h 17 min

Très intéressant d’apprendre ces précisions que j’ignorais totalement sur les accordeurs de pianos et sur les fréquences des notes de musique.

Alpaco
Alpaco
23 décembre 2010 1 h 21 min

Léon vous faites bien d’en parler : « La difficulté pour l’accordeur vient donc du fait qu’il doit accorder faux.  »
Par extension de langage on pourrait dire que : l’accordeur doit justement accorder faux.

Cependant quand vous dites : « Ces intervalles où le battement disparaît constituent autant de « valeurs remarquables » qui vont fonder tout le système harmonique occidental », le mot occidental me parait de trop dans le cadre de votre démonstration.
Sur cette vidéo, d’un maître de musique incontesté, (http://www.youtube.com/watch?v=JctKjVHmo2g) on note dans les premières secondes qu’il accorde son instrument (il tourne les petites manivelles pour tendre ou détendre les cordes), alors que le principe de son instrument est justement de ne pas jouer une fréquence dont la valeur appartient aux nombres entiers. Comme s’il jouait du violon; qui ne possède de casses prédéfinies afin de faire résonner des fréquences fixes.

Ce tableau, trop mathématique nous donne la fréquence « réelle » des notes « justes » : http://fr.wikipedia.org/wiki/Acoustique_musicale#Notes_et_fr.C3.A9quences

N’oublions pas de demander à Léon, combien le petit marteau actionné par la touche du piano percute de cordes, ce qui compliquerait l’affaire s’il en percutait deux ou plus.

Le plan absolu c’est d’avoir « l’oreille parfaite » quand le cerveau lit les fréquences, certes sans forcément comprendre la musique.

Léon
Léon
23 décembre 2010 8 h 37 min

Alpaco : même si la formulation est un peu sommaire, je la maintiens. Si on trouve par endroits, dans le monde, des systèmes musicaux ayant développé l’harmonie et donc la recherche de consonances, c’est essentiellement la musique occidentale qui a créé cette complexité harmonique qui n’a aucun équivalent dans le monde. La musique indienne fait une impasse totale là-dessus et se contente, pour la sitar, d’accorder ses cordes à vide en quartes et quintes (sauf les cordes harmoniques). Les gammes et modes indiens ne se préoccupent nullement de combinaisons harmoniques. Et en aucune manière « le principe de son instrument est justement de ne pas jouer une fréquence dont la valeur appartient aux nombres entiers », ce n’est en rien interdit par la musique indienne.
Pour les marteaux d’un piano, dans l’aigu et le haut médium ils frappent trois cordes, dans le bas medium deux, et dans le grave une seule. Cela ne complique en rien l’affaire il faut simplement accorder les cordes doubles et triples à l’unisson, où est le problème ?
Heureusement qu’il ne faut pas avoir « l’oreille parfaite » pour être accordeur, il n’y en aurait pas beaucoup.

ranta
ranta
25 décembre 2010 9 h 32 min

Léon, cet article m’a renvoyé à une interrogation : cette putain de corde de sol sur une guitare qui est très difficile à accorder, diapason électronique ou pas. On a toujours ce sentiment qu’elle est plus ou moins fausse, l’explication serait-elle dans l’article ?

Léon
Léon
25 décembre 2010 10 h 06 min

Très probablement, Ranta. C’est toujours entre le sol et le si qu’il y a un flottement. Parce que sol-si est une tierce qui produit un battement.

ranta
ranta
25 décembre 2010 10 h 47 min
Reply to  Léon

Merci Léon, tout s’explique…Si j’avais su ça, cela aurait éviter des bouderies et fâcheries genre  » t’es foutu d’accorder ta gratte ? donne moi ça, j’vais t’le faire moi »

Curieusement c’est dans la bas du manche et notamment sur l’accord de LA que ça pêche, surtout si on l’embraye sur un RE (ou l’inverse) en revanche, dès qu’on monte dans le manche ça disparait.