Histoires de guerres (1) : les sous-marins à Bordeaux

À partir d’aujourd’hui nous publierons quelques « histoires » extraites des mémoires d’un  soldat, aujourd’hui décédé, dont la carrière ( qu’il terminera avec le grade de colonel) commence pendant la 2e guerre mondiale,  se poursuit en Indochine et en Algérie.  Nous révélerons son identité plus tard.
Ces textes n’ont jamais été publiés, c’est une exclusivité pour Disons et nous remercions particulièrement celui qui nous les a transmis.

Bordeaux. Octobre 1940.

J’ai 15 ans et demi. Je suis un «bon élève» qui entre en 1ère A’ au Lycée Michel Montaigne. Avec quelques camarades de classe, je quitte le Lycée Longchamp, devenu depuis Montesquieu où j’avais été admis 5 ans plus tôt comme « boursier », après avoir été reçu au «concours d’entrée en 6éme», dans une classe assez exceptionnelle… En effet, un de mes camarades entrera Major à l’Ecole Polytechnique et sera Ministre de la Défense Nationale, un autre deviendra directeur du Festival de Cannes, un troisième sociétaire de la Comédie Française. D’autres occuperont des fonctions importantes à la Régie Renault, au journal «Sud-Ouest» qui s’appelle alors «La Petite Gironde», ou dans l’élevage des chevaux de course. Cinq ans passés ensemble ont forgé de solides liens d’amitié, mais mes parents estiment qu’il est préférable que je prépare mon «bac» à Montaigne pour deux raisons. Ils ont été obligés de vendre la maison familiale où je suis né, rue de Vincennes, car les affaires de mon père ne marchent pas très bien, et ils ont loué un appartement 143 rue d’Ares, la future rue Georges Bonnac, près de l’église Saint-Bruno et de la place du Monument aux Morts. De chez nous, le Lycée Montaigne est moins loin à pied, que le Lycée Longchamp. La deuxième raison est plus «scolaire». A Longchamp il n’y a pas de classe «Math-Elem» et « on dit » que pour bien réussir au «bac», il vaut mieux aller à Montaigne dès la 1ère. Alors…

Le jour de la rentrée, nous constatons que les Allemands occupent une partie du Lycée. Je les avais regardés, fin juin, franchir le Pont de Pierre. J’avais vu défiler les longues colonnes de chars, de véhicules blindés et de camions gris escortés de motards casqués, avec de longs imperméables, dans un ordre rigoureux et triomphant. Quel contraste humiliant avec le désordre de la fuite jusqu’à Bordeaux du Gouvernement et des parlementaires.

J’avais vu passer la foule des réfugiés belges et les milliers de nos compatriotes du Nord, de l’Est ou de Paris venus chercher asile n’importe où. Nous avions chez nous depuis quelques jours un enfant juif tchèque dont la famille avait disparu. En juin mon père avait réussi à le faire embarquer sur un des derniers cargos anglais quittant le port de Bordeaux. Il reviendra nous voir, en Kilt, fin 1945, et sera un aussi fidèle ami de ma famille. Il deviendra un bon Ecossais et sera médecin à Aberdeen.

Depuis la lucarne qui s’ouvrait sur le toit de notre maison, j’avais, avec mon père, regardé le premier bombardement de Bordeaux, une nuit de mai. Une bombe était tombée rue Judaïque, près du cinéma «Le Capitole», une autre sur les «Allées Damour» assez près de chez nous. Je n’avais pas eu peur, car je n’avais pas du tout réalisé que cela pouvait être dangereux. Dans la maison, personne n’avait pensé à aller s’abriter dans la cave voûtée. Le spectacle des projecteurs de la D.C.A. (Défense Contre Avion), des éclatements d’obus antiaériens et des bombes qui explosaient au sol, m’avait plutôt fait penser à un feu d’artifice. Ce n’est que le lendemain matin que mon père et moi avons pu voir les dégâts.

Puis nous avions vu nos troupes battues, désorganisées, sales, en loques, n’ayant plus de chefs, ne sachant où aller pendant que, sur le cours de l’Intendance, paradaient des officiers d’Etat-major impeccablement bottés et gantés. Nous qui avions été élevés dans le culte de ceux de 14-18, nous ne comprenions pas ce désastre. Ma famille, comme tant d’autres, avait payé pour que la «Grande Guerre» soit la «der des der». Mon oncle René, le frère de ma mère, était mort en 1914 au Chemin des Dames. Son corps n’avait jamais été retrouvé, et je gardais religieusement dans un tiroir de ma chambre la «Médaille Militaire» et la «Croix de Guerre» que ma grand-mère avait reçues à titre posthume. Mon oncle Jean, un frère de mon père, était mort en 1915 dans l’Argonne. Dans la famille, on disait que je lui ressemblais, et les photos que je conservais de ce fantassin de 2éme classe, créateur et dessinateur de bijoux, me faisaient penser qu’effectivement nous avions un «air de famille».
Mon oncle Louis, frère aîné de mon père, avait perdu un œil à Verdun, et quand pendant les vacances, cet entomologiste renommé m’emmenait à la chasse aux papillons et me racontait la misère des tranchées, j’éprouvais une sorte de malaise en pensant à mon père, que j’aimais, certes, mais qui avait été réformé en 1918, à vingt ans, pour je ne sais quelle insuffisance cardiaque et n’avait pas fait «les guerres». Deux ans plus tard, à sa mort, je saurai pourquoi il avait été réformé.

Il était donc naturel que le sentiment qui régnait dans mon cœur en ce mois d’octobre de rentrée scolaire soit la honte. Honte de la défaite, honte de la capitulation, et incompréhension de l’attitude du Maréchal Pétain. Comment le vainqueur de Verdun avait-il pu s’abaisser devant le caporal Hitler…Nous commencions à lire ou à entendre à la radio de beaux discours sur la «révolution nationale» et le retour de «l’ordre moral». Tout cela ne nous intéressait guère, car nous savions que l’Angleterre poursuivait la lutte et qu’il y avait à Londres un général déserteur qui défendait l’honneur de la France.

L’essentiel, à notre âge, c’était cependant nos études. Mes camarades et moi-même étions surtout préoccupés par la préparation de la première partie du « bac». Mais il nous arrivait de discuter, après la fin des cours, dans un café situé presque en face du Lycée, cours Victor Hugo, le «Montaigne», qui est toujours là, où nous allions souvent disputer une partie de billard avant de rentrer chez nous. Et mes copains étaient presque tous d’accord. Il faudrait bien qu’un jour ou l’autre, nous les jeunes, on «foute les boches dehors». Quand et comment, nous n’en savions rien, mais nous savions que nous devrions le faire.

Fin novembre, de nouveaux uniformes firent leur apparition dans les rues de Bordeaux, qui nous firent bien rire. C’étaient des fusiliers-marins italiens, avec un béret et un col marin, une tenue vert-olive dont le pantalon ressemblait à un pantalon de cheval, et sur les mollets, des bandes molletières vert gris.
Il ne manquait plus que ça… Ce salaud de Mussolini, qui avait lâchement attendu notre déroute pour entrer en guerre, avait le culot d’envoyer chez nous des représentants aussi ridicules… Que venaient-ils donc faire ?
J’allais bientôt le savoir.

Pendant nos parties de billard au Montaigne, il y avait souvent un «monsieur» d’une trentaine d’années qui nous regardait jouer, parfois nous donnait des conseils et se mêlait à nos bavardages quand nous parlions des bombardements, de De Gaulle, de Pétain et des Allemands. Avec l’insouciance de notre âge, il ne nous venait absolument pas à l’idée de nous méfier de lui et l’avenir allait démontrer que nous avions raison.

Un soir fin novembre ou début décembre, il nous apprit que deux sous-marins italiens étaient arrivés à Bordeaux et étaient à quai, à cause de la marée, dans les docks du port à Bacalan, là où les Allemands allaient construire plus tard la base sous-marine en béton qui existe encore. II nous expliqua que c’était très grave car cela prouvait qu’ils étaient sortis de la Méditerranée au nez et à la barbe des Anglais de Gibraltar et de la Royal Navy. Et si des Italiens avaient pu passer de Méditerranée en Atlantique, il serait aisé à des sous-marins allemands de pénétrer en Méditerranée et d’attaquer les convois qui ravitaillaient l’armée britannique d’Egypte combattant en Tripolitaine.

Si nous étions capables, pour prouver leur présence, d’aller les photographier, il avait la possibilité, lui, de faire parvenir les photos aux britanniques.
Sans réfléchir, un copain et moi-même lui répondons qu’il n’y avait pas de problème, qu’il nous serait facile d’y aller d’un coup de vélo, mais qu’il nous fallait un bon appareil photo. Le lendemain, il nous remettait un magnifique «Leica» et le jeudi après-midi suivant nous pédalions jusqu’aux docks de Bacalan.
Effectivement, à quai, l’un à côté de l’autre, il y avait deux grands sous-marins battant drapeau vert-blanc-rouge dont la garde était assurée nonchalamment par les ridicules fusiliers-marins italiens. Nous nous approchâmes tranquillement en vélo. Les photos furent prises sans que les Italiens ne fassent attention à nous, et nous voilà repartis le plus vite possible.
Le lendemain, le rouleau de pellicule était remis, au «Montaigne», à celui que plus tard nous appellerions «chef».
Quelques jours après, il nous annonça qu’un autre sous-marin était arrivé et nous demanda si nous étions capables de recommencer. Il n’était pas question de se «dégonfler», mais cette fois, catastrophe, la surveillance du quai était assurée par des soldats allemands bottés casqués et surtout très méfiants. Dès que nous nous sommes approches, appareil photo à la main, nous étions arrêtés et remis à la Feld-Gendarmerie, puis conduits d’abord à l’hôtel «Splendide», prés de la place des Quinconces, pour un premier interrogatoire:
« Qui êtes vous ?Que faisiez vous là? pourquoi un appareil photo ? Notre réponse était désarmante: nous voulions photographier les sous-marins parce que nous les trouvions beaux, surtout moi qui souhaitais devenir plus tard Officier de Marine. On voyait bien que l’officier allemand qui nous questionnait était sceptique, mais ayant devant lui deux gamins de quinze ans, il devait se demander si nous nous moquions de lui ou si nous disions la vérité. Au bout d’une heure qui me parut très longue, il consentit a faire prévenir nos parents, puis nous fit conduire en prison au fort du Hâ, dont une partie était sous contrôle allemand.
Là, pendant que nos parents remuaient ciel et terre pour nous faire libérer, nous avons ciré des bottes et reçu des coups de pied au cul pendant dix jours…Mon père qui connaissait Adrien Marque, qui était maire de Bordeaux et ministre du Gouvernement de Pétain, et le député Philippe Henriot qui était déjà le chantre de la «collaboration» avec les Nazis, avant d’être plus tard abattu par la Résistance, finit par obtenir notre mise en liberté.  Je sentais à leur regard qu’ils avaient eu très peur, mais qu’au fonds d’eux-mêmes, ils étaient assez fiers de leur rejeton.
Début janvier, je reprenais ma place au Lycée.
Je continuais, pendant presque toute la période d’occupation, à exécuter les directives du «chef», mais ceci est une autre histoire.

C’est ainsi que, à cause de l’arrivée de sous-marins italiens à Bordeaux, je suis entré fin 1940, sans le savoir, dans ce qui plus tard, allait s’appeler la «Résistance». Quant au «Chef», je n’ai su qu’après la guerre que c’était, paraît-il, un Anglais installé à Bordeaux depuis plusieurs années, qui aurait été un agent efficace des Services de Renseignement Britanniques. Je l’ai revu pour la dernière fois en juin 1944, et je ne sais rien de ce qu’il est devenu.

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Lorenzo
Lorenzo
19 septembre 2010 9 h 48 min

Léon,
on attends avec impatience la suite, çá m’intéresse car j’y trouve des similitudes avec l’histoire de mon pére entré dans la Résistance á 17 ans, en Septembre 1940.

Zen
Zen
19 septembre 2010 12 h 50 min

Intéressant
En 40 (février), j’entrais moi aussi en résistance…contre les mauvais traitements que l’on me faisait subir.
Ce qui expliquerait peut-être mon esprit frondeur et contestataire (qu’en pense Dr Freud ?)
Autour de mon berceau, on ne parlait encore que de « drôle de guerre »
Naître à cette époque…Il existe des parents inconscients!!!

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
19 septembre 2010 13 h 13 min

C’est une habitude chez ce fleuve mer d’attirer les jeunes et de leur faire boire ses filtres magiques ou maléfiques selon ce qu’il en feront.
Pour l’auteur elle fut un tremplin, pour d’autres, mon grand père, un tobogan pour l’épouvante, pour un dernier le mur de verre des velléités.

asinus
Membre
asinus
19 septembre 2010 13 h 13 min

yep maintenant que nous sommes bien appatés et ferrés faudrait voir a pas nous faire trop languir !!!

hi han

Léon
Léon
19 septembre 2010 14 h 40 min

J’ai toujours pensé que c’étaient les évènements extraordinaires qui décidaient de destins extraordinaires. Et il y a toujours une question que je me suis posée à laquelle évidemment je ne pourrai jamais répondre : confronté aux mêmes circonstances qu’aurais-je fait ? La question du courage,notamment… Est-ce vraiment du courage, ou de l’inconscience,de l’insouciance_ ou de la colère ? Ou un sens tellement aigu du devoir ?
A côté de chez moi il y a un monument dédié aux soldats morts en Indochine. Tous les ans à la date anniversaire de Dien Bien Phu, il y a une prise d’armes. Je regarde passer devant ma porte ces vétérans constellés de médailles et je les observe avec leur allure de petits vieux inoffensifs. Comment imaginer ce qu’ils ont été et ce qu’ils ont vécu ?

COLRE
COLRE
19 septembre 2010 14 h 41 min

À quoi çela tient, une destinée, 3 ou 4 ans de plus ou de moins au moment-clef d’un événement comme le début de la deuxième guerre mondiale… 15 ans en 1940, c’est un âge difficile à vivre à ce moment-là précis, à la fois trop jeune pour être libre d’agir et trop vieux pour ne pas avoir envie d’agir…

Je pense à Daniel Cordier dont j’ai lu les Mémoires (Alias Caracalla) l’été dernier après avoir été fascinée par la personne sur un plateau télé (l’émission de Busnel, La Grande librairie, sur France 5).
Excellent livre, au demeurant, qui expose comment un jeune homme a pu refuser l’armistice de la honte et s’engager à Londres alors qu’il avait des idées royalistes et antisémites !
Lui avait 19 ans en 40.

Au fait : Bordelais aussi, ils ont dû se connaître, non ?

Marsupilami
Marsupilami
19 septembre 2010 15 h 09 min

Alors là… ça sent des archives de Snoopy à plein nez. C’est bien et simplement écrit. A 15 ans on ne peut guère savoir ce qu’on aurait fait dans ce genre de situation. Prendre des photos par jeu et par défi, sans trop savoir où ça risquait de me mener et sans en mesurer les conséquences ? Oui, je l’aurais probablement fait mais après, impossible de le savoir. Quantités d’ados sont entrés en Résistance dans une totale inconscience, comme on fait des conneries sur le coup d’une poussée d’acné.

On attend le prochain épisode de cette saga avec impatience. En plus ça se passe à Bordeaux, pas à Tourcoing et y a pas trois milliards de liens foireux pour pourrir ce beau texte…ouf !

ranta
ranta
22 septembre 2010 13 h 24 min
Reply to  Marsupilami

Je pense la même chose que toi Marsu. En fait j’ai été pratiquement absent ces derniers jours et je prends la série en cours.

Waldgänger
Waldgänger
21 septembre 2010 22 h 55 min

Je passe vite fait, j’ai adoré cet épisode, et procédant dans le désordre, j’ai aussi lu le troisième. Bon, j’aime, je reviendrai commenter la série, j’espère qu’elle continuera et qu’elle sera longue.